Quand Agadir a tremblé
L’Express
La Kasbah après le séisme (DR)
« Yachech, mon quartier, commençait ici. Il a été rasé à 95% soupire Lahcen Roussafi, petit homme vif, ancien cadre, à la retraite, de l’Office chérifien des phosphates. Yachech comptait alors entre 6 000 et 7 000 habitants. Seuls restent aujourd’hui les vestiges d’une maison en ruines, quelques palmiers et des eucalyptus. Lahcen Roussafi s’arrête sur le chemin caillouteux, le regard grave perdu dans le vague. « Cela a été un tel choc, je n’ai pas pleuré pendant 25 ans. J’ai perdu tellement d’amis, j’ai regretté de ne pas avoir su les pleurer ! » lâche t-il, la voix étranglée par l’émotion.
Il était un peu moins de minuit, ce 29 février 1960, en plein mois de ramadan, lorsque la terre d’Agadir s’est mise à trembler. En une quinzaine de secondes, la quasi-totalité de la ville ancienne, faite de mauvaises constructions en terre et en pierre, est dévastée. La ville nouvelle est, elle, ravagée à 60%. Des hôtels du bord de mer et de nombreux immeubles construits des années 1950 s’écroulent sous le choc. La magnitude du séisme n’est pourtant que de 5,7 (celle du 13 janvier dernier à Haïti était de 7, 3) sur l’échelle de Richter. Mais les malfaçons et l’absence de ferraillage ont rendu les constructions fragiles. Quand le jour se lève, les survivants ont une vision d’apocalypse.
« J’avais 17 ans. Je vivais avec ma mère et ma sœur dans une petite maison en pisé. Nous étions très pauvres et ma mère louait l’une des pièces à une famille de 9 personnes pour gagner un peu d’argent, raconte Lahcen Roussafi. Quand le séisme s’est produit, nous avons cru que c’était la fin du monde. Nous avons été réveillés par un grondement qui venait de la terre et nous nous sommes retrouvés, hébétés, le ciel au dessus de la tête. Le mur et le toit de la maison s’étaient effondrés sur les locataires. Ils sont tous morts. Au début, il n’y eut que le silence, la poussière, puis on a commencé à entendre les cris et les pleurs des gens».
Selon les estimations, la catastrophe aurait fait 15 000 morts, soit plus du tiers de la population de l’époque, ainsi que des milliers de blessés. Les cadavres retrouvés, certains plusieurs mois après le séisme selon la progression des fouilles, ont été ensevelis dans les trois cimetières de la ville- ,musulman, juif et chrétien- ou dans les fosses communes. Mais de nombreux corps sont demeurés emprisonnés sous terre, notamment sur le site de la Casbah d’Agadir Oufella (la ville haute) au nord-ouest de l’agglomération. Foulée chaque jour par les touristes, la casbah, qui surplombe la ville, est devenue une pauvre attraction, battue par le vent. Des antennes ont été installées. Le sifflement des ondes radio emplit l’air.
« Quand nous sommes rentrés, il n’y avait plus rien »
Jadis chauffeur de taxi, Mohamed Rebani, 75 ans, arpente lentement les travées désolées du cimetière musulman. Au loin, un ciel métallique menace d’éclater. Originaire de l’ancien village de pêcheurs de Founti, il a perdu la moitié de sa famille dans le tremblement de terre. Las et pudique, Mohamed se réfugie derrière ses lunettes de soleil. « Le tremblement de terre, j’y pense tous les jours », murmure t-il. A ses côtés, un ami, Taitay Bihi, ancien chef de cuisine. Lui avait 20 ans. Avec son père et son frère, il se trouvait à l’extérieur de la ville lorsque la terre a tremblé. « Quand nous sommes rentrés, il n’y avait plus rien », explique t-il, bouleversé. De fines gouttes de pluie crépitent sur les graviers. Les paumes tournées vers le ciel, les deux hommes récitent une prière.
Artiste plasticien cosmopolite, au verbe provocateur, flanqué de son éternel béret noir, Abdellah Aourik, originaire de Talborjt, est connu comme le loup blanc par les Gadiris. Dans son atelier de la zone industrielle, l’homme vient de passer la nuit à ébaucher au crayon noir sur une toile le souvenir tragique qu’il garde de ce 29 février. « Je rentrais du cinéma, j’avais hésité à rester dormir dans la mosquée pour ne pas subir la colère de mon père car il était tard, avant de changer d’avis. A peine m’étais-je éloigné que la mosquée s’est effondrée, explique Abdellah en désignant le tableau. Ce fut terrible, j’étais au milieu de la rue, la terre tremblait et pendant quelques instants j’ai cru être le seul survivant sur la terre. J’ai appelé ma mère. Et soudain, j’ai pensé à tous ces crayons, je me demandais quoi en faire (…) Depuis lors, je n’arrive pas à m’en remettre, je crois que mon horloge interne s’est arrêtée à ce moment là ». Incapable de retrouver son chemin parmi les décombres, les gravats et la poussière, le garçon de 14 ans est embarqué au petit jour avec d’autres gamins égarés par les militaires venus porter secours. Direction : l’orphelinat de Casablanca. Abdellah Aourik sera envoyé quelques semaines plus tard dans une famille belge catholique à Aywaille dans la province de Liège, comme quelques 300 autres enfants d’Agadir. Ce n’est qu’un an plus tard, qu’il apprendra que sa famille proche a survécu.
Lors de cette nuit tragique du 29 février, les premiers à intervenir son les militaires de la base navale française d’Agadir, vite rejoints par des marins hollandais, puis par des militaires américains. Les chalutiers espagnols au large du Maroc ont donné l’alerte. Le roi Mohamed V- le grand père de l’actuel souverain- est sur place le lendemain. Un roi terriblement affecté qui s’engage auprès des Gadiris à reconstruire la ville.
L’organisation des secours, coordonnée par les forces armées royales, s’organise autour du prince Hassan II. Beaucoup de Marocains des environs affluent avec des engins agricoles pour prêter main forte. L’aide internationale est massive. Le chergui, ce vent chaud venu du désert, souffle sur la région. Les températures avoisinent les 40 degrés. Au bout de quelques jours, Agadir est évacuée et mise en quarantaine : les corps en décomposition font craindre une épidémie. Sur le site de la casbah, difficile d’accès, l’ordre est donné de déverser de la chaux et de passer les bulldozers. Ailleurs, les fouilles se poursuivent. Les survivants sont accueillis dans des campements à une quinzaine de kilomètres de la ville.
Fils du médecin chef de la province d’Agadir de l’époque, Jean-Pierre Farrié, aujourd’hui établi dans le sud de la France, se souvient du séisme et les jours qui ont suivi. Ce soir là, ses parents sont chez des amis et le jeune homme de 17 ans est seul à la maison avec ses deux jeunes frères : « C’était la veille du mardi gras, j’étais dans la salle de bain contiguë à leur chambre. Soudain, il y eut un vacarme effroyable, les lumières se sont éteints. Le plafond est tombé. J’ai eu cette sensation étrange de fatalité. Comme si j’avais toujours su que cela devait arriver. Puis j’ai paniqué. J’entendais quelqu’un hurler et me suis rendu compte que c’était moi ! Je suis rentré dans la chambre, j’ai pris mes deux frangins et on s’est frayé un chemin parmi les décombres de la chambre et du couloir, jusqu’à ce que l’on puisse pousser une petite porte qui donnait dans le jardin ». George Farrié, le médecin chef, rejoint rapidement l’hôpital. Il ordonne aux infirmières affolées, éclairées par les phares de deux autobus, de sortir les blessés, ainsi que les tables à pansements et les médicaments. Les blessés sont à peine évacués que l’hôpital, situé sur une petite colline, s’effondre comme un château de cartes. Lorsqu’il quitte la ville en ruines le lendemain, Jean-Pierre, qui deviendra par la suite journaliste à la Dépêche du Midi, garde une vision d’horreur : sur trois kilomètres, des cadavres figés dans des postures incroyables, les yeux ouverts, déposés de chaque côté de la route. En 1960, près de 3 000 Français résidaient à Agadir. Beaucoup périrent et la plupart des survivants quittèrent le Maroc peu à près.
La communauté juive qui comptait alors quelques 2 500 personnes est elle aussi durement frappée : 1 700 personnes auraient péri. Alors étudiant en télécoms à Rabat, âgé de 19 ans, Simon Levy est intervenu comme secouriste. « Les secours ont duré huit à dix jours. On travaillait avec des masques. C’était très difficile car il faisait très chaud (…) Toute la journée, on entendait les gens crier, les chiens aboyer, il fallait donner la priorité aux enfants, soigner les blessés, c’était terrible », raconte l’ancien député d’Agadir, les larmes aux yeux. Installé dans le salon de la maison cossue des Levy, Albert Benabou, l’ami de la famille, se sert un café. Il retrace calmement, presque machinalement, les événements de cette tragique nuit de février : « C’était une très belle nuit, j’avais 19 ans, je me rendais au cinéma pour voir un film d’Elvis Presley avec les copains. Nous sommes sortis vers 23h30 environ, nous marchions tranquillement dans la ville nouvelle où se trouvait le cinéma Marhaba. Je n’ai pas eu le temps de rentrer, la terre a commencé à bouger (…) Je suis resté bloqué, accroupi toute la nuit. Au lever du jour, je me suis rendu chez moi. Malheureusement, quand je suis arrivé, il n’y avait plus rien. Mes cinq frères, mes deux sœurs, mon père et ma mère, ils étaient tous décédés». Recueilli par des amis, Albert Benabou ne quittera pas Agadir. Il lui faudra huit mois pour récupérer les restes de ses proches et les enterrer. Lui, l’unique rescapé de la famille, s’est battu pour survivre au traumatisme : « C’était marche ou crève. Il fallait avancer. C’était ça ou j’étais foutu (…) S’il y a une date que je n’oublierai jamais, c’est celle de mes fiançailles, le 17 septembre 1962. Pour la première fois depuis le séisme je vivais quelque chose de positif. Cela a été le point de départ de ma nouvelle vie ».
Cinquante ans après la catastrophe, la ville, qui s’est déplacée vers le sud a bien changé. Les constructions modernes des années 1960, réalisées notamment par les architectes Zevaco et Azagury inspirés par l’école du Corbusier, occupent le centre ville. Faites de béton brut apparent dans le respect des normes antisismiques, elles avaient pour objectif de rassurer les habitants. La ville nouvelle s’est ensuite étendue. Mais aujourd’hui, la pression immobilière est forte. Un habitat précaire occupe le flanc de la montagne, le long de la route qui mène à Marrakech. « Les normes strictes de construction s’appliquent sur l’ancien Agadir. Dans les piémonts, c’est l’anarchie. On a laissé faire pendant plusieurs années» fulmine Tariq Kabbage, le président USFP (socialiste) du conseil communal d’Agadir. Ce qui fait craindre une nouvelle catastrophe si par malheur terre devait de nouveau trembler.
Faut-il remuer le passé ?
Faut-il organiser des fouilles sur le site de la casbah ? Cinquante ans après le séisme, la question se pose toujours. « Culturellement, la question est délicate, souligne Mohamed Bajalat, conseiller municipal en charge du patrimoine, de la commémoration et de la reconstruction d’Agadir. Nous devons en discuter avec les associations, préparer les gens…» Les avis sont partagés. Certains vont valoir qu’ainsi on cessera de « marcher sur les morts » en visitant le site, l’un des préférés des touristes. D’autres au contraire refusent que l’on remue le passé. Et d’autres revendiquent d’anciens titres de propriété… Laissé en friche, le plateau de Talborjt pourrait être transformé en jardin botanique, si les autorités municipales et la wilaya trouvent un terrain d’entente. A défaut, la ville, en pleine frénésie immobilière, pourrait rependre ses droits. « On nous a déjà pris l’ancienne Agadir, qu’on nous laisse au moins cette mémoire là ! », s’insurge Mohamed Bajalat.