Dans le fief du cannabis

L’Express

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Champ de cannabis au Maroc (DR)

Sous la pression internationale, l’Etat veut faire diminuer la production. Au cœur de la région rifaine de Ketama, capitale du chanvre, les paysans font de la résistance.

Regard mi-sérieux, mi-amusé, Hamza, 10 ans, désigne d’un geste les champs de cannabis en contrebas du chemin caillouteux. « Plus tard, je ferai du kif ! Comme mon père ! » Dans son dos, un troupeau de chèvres dégringole entre les broussailles. « Ici, on ne va pas beaucoup à l’école ! pouffe le gamin. L’hiver, à cause de la neige, les professeurs ne viennent pas. »

Au loin, dans la fraicheur du soir, un groupe de femmes arrachent puis ligotent, en minces fagots, les tiges feuillues. Sur le toit des maisons traditionnelles, faites de pierre et d’argile, les plants vont sécher plusieurs jours, puis ils seront battus sur un linge tendu, en guise de tamis. On obtient ainsi une poudre résineuse d’un brun clair, pressée puis agglomérée en pains de 100 grammes à un kilo, revendus à des intermédiaires pour approvisionner les marchés locaux et européens.

Le bourg où vit Hamza est situé à une cinquantaine de kilomètres de Taounate, dans le Nord-Ouest du Maroc. Le paysage sauvage, rappelle par endroits, celui de la Corse. Le long de la nationale qui serpente entre les montagnes, les champs de cannabis s’étendent à perte de vue. Plus au sud, apparaît le village perché de Tleta Ketama. C’est ici, 2400 mètres d’altitude, que l’on récolte le meilleur des haschichs, le « sakouia ».

Mohamed, la trentaine, arpente les terres familiales. Sa haute silhouette se perd entre les pieds de cannabis encore bien verts. Certains atteignent près de deux mètres de hauteur. Il faut 100 kilos de cannabis pour obtenir un kilo de résine. « On produit 10 kilos par an, ce qui nous procure 150 000 dirhams à l’année (environ 13 000 euros), explique t-il. Mais le kif, cela fait vivre toute la famille, soit quatorze personnes ! Sans compter la paie des ouvriers et l’engrais ». Un camion de phosphates revient environ 5 000 dirhams (436 euros). « Au bout du compte, il ne nous reste pas grand-chose », soupire l’homme. Lui rêve d’épouser une Française et de quitter le Maroc : « La vie est trop dure, par ici. »

Dans les communes rurales de Ketama, en plein cœur du Rif berbère, 70% des habitants, soit quelques 100 000 personnes, survivent grâce au kif : une pratique ancienne qui s’explique aussi par l’attachement des paysans à leur terre. « Vendre sa terre ici, c’est honteux, c’est comme vendre ses origines. Si tu fais une chose pareille, tu dois partir ! », lâche Zouhir, l’ainé et le seul de sa famille demeuré à Issaguen – le nouveau nom de la ville de Ketama – pour veiller sur les « affaires ». Le reste de la famille a déménagé à Tétouan, plus tranquille.

Tlate-Ketama

Au Maroc, Ketama-Issaguen est le fief historique de la culture du cannabis. Dans cette région rebelle et fière, qui n’a jamais cessé de s’opposer au pouvoir central, on cultive cette plante aux effets psychotropes depuis le VXe siècle. Au XIXe siècle, confronté à une fronde des habitants, le sultan Moulay Hassan Ier, avait, afin de calmer les esprits, autorisé officiellement par dahir (décret royal) cinq douars (hameaux) des tribus des Ketama, des Beni Seddate et des Beni Khaled, à cultiver du cannabis pour leur propre consommation. A l’indépendance, en 1956, le roi Mohammed V – grand-père de l’actuel souverain – interdit dans un premier temps la plante. Mais devant la colère des Rifains, il fait rapidement marche arrière. Le cannabis sera officiellement « toléré » dans les cinq douars « historiques ». Depuis, non seulement on continue à produire du haschich dans les champs qui entourent ces cinq villages mais la culture du cannabis s’est largement étendue en dehors de ces limites « permises », jusqu’à Chefchaouen et Larache.

Il y a huit ans, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le Maroc était le premier producteur mondial de cannabis, avec 3 070 tonnes obtenues à partir de 134 000 hectares de terres cultivées. Après la publication de ce rapport, les autorités marocaines ont accentué la répression, sous la pression de l’Union européenne. En 2005, seules 1 066 tonnes étaient récoltées, cultivées sur 72 500 hectares. Mais la même année, l’antenne marocaine de l’ONUDC est fermée, sans explications. Depuis, aucune enquête de terrain n’a été conduite. Dans son rapport 2010, publié en juin dernier, l’ONUDC estime à 877 tonnes la quantité de haschich récolté, sur 60 000 hectares, en 2008, tandis que les surfaces cultivées seraient tombées à 47 500 hectares l’année suivante. Dans le même temps, le bureau des Nations unies relève que les exportations du Maroc vers le Vieux Continent sont restées à peu près au même niveau.

Liberté provisoire

Si globalement, les surfaces cultivées ont diminué entre Chefchaouen et Larache, les habitants de Ketama opposent davantage de résistances. « Ici, rien d’autre ne pousse », affirme Abdul, le cousin de Zouhir, balayant du regard les paysages escarpés, à quelques kilomètres d’Issaguen. Sur les parcelles rocailleuses de 3 à 4 hectares en moyenne, l’irrigation est pratiquée à tour de rôle. « On ne peut pas avoir de bétail, à cause de l’hiver trop rude, et le manque de fourrage ». L’Etat ferme les yeux. « Ce n’est pas interdit. Les champs sont en bordure de route ! Mais ce n’est pas non plus légal. D’un point de vue historique, les populations ont le sentiment d’avoir raison », explique Abderhamane Hammoudni, président de Moulay Hamid Cherif, l’une des communes de Ketama. « Ici, les gens pensent qu’ils sont en liberté provisoire », ajoute t-il, déposant du kif à priser sur le dos de sa main. Cet élu de l’Istiqlal – le parti du Premier ministre – possède lui-même quelques hectares de cannabis, exploités par son fils.

Des efforts ont bien été faits, ici et là, pour inciter les paysans à s’orienter vers d’autres productions, mais sans résultat. Il n’est pas facile de trouver des cultures de remplacement qui permettent de dégager un revenu équivalent.

« Dans les années 1990, poursuit Abderhamane Hammoudni, on a essayé d’importer des vaches et des chèvres. Puis on a arrêté. Il faudrait essayer autre chose, de la vigne par exemple. Mais pour cela il faut des aides de l’Etat. Une vigne ne donne qu’après trois ou quatre ans. Que feront les paysans pendant ce temps ? »

Jeudi, jour de marché à Ketama-Issaguen. Regard brillant et sourire abîmé, Abdellatif, 25 ans, remballe ses marchandises. « Les légumes viennent de Fès. On n’en trouve pas par ici (…) Moi, je fume 4 grammes de kif par jour. Sans cela, je ne peux pas travailler », s’exclame-t-il en riant. Dans cette bourgade aux allures de western, dont les femmes semblent absentes, les voitures sillonnent la rue principale, bordée de cafés et de rôtisseries.  On compte aussi trois stations services, deux agences bancaires, quelques épiceries… et un hôtel quatre étoiles flambant neuf. « Le propriétaire est de la région », indique le barman de l’hôtel, qui refuse d’en dire davantage. Sur les étagères de verre derrière lui : des dizaines de bouteilles de sirop de toutes les couleurs. A Issaguen, on ne vend pas d’alcool, même si tout le monde sait comment s’en procurer au marché noir.

Depuis quelques temps, l’Etat marocain fait preuve d’une plus grande vigilance. Il devient plus difficile pour les petits producteurs de vendre leur cannabis en dehors du marché local. En revanche, les gros trafiquants ne sont pas vraiment gênés. « Avant, les paysans en profitaient plus, maintenant le commerce est réservé aux “grosses têtes” », affirme Abdellali, un jeune homme d’une vingtaine d’années, casquette bleue vissée sur la tête. Dans la région, un gramme de cannabis se vend entre 10 et 15 dirhams. En France, le prix est multiplié par 6 ou 7. « Les élus promettent des terres, des hôpitaux, des routes, mais ils ne font rien, poursuit Abdellali. « Le business ne profite qu’à quelques-uns. Nous, on voudrait que les têtes tombent et ne plus avoir à nous contenter des miettes », renchérit Mohamed, marchand de poissons et père de trois enfants. Les « grosses têtes » ? Dans la petite ville d’Issaguen, où tout le monde se surveille, personne ne veut donner de noms précis. Les habitants évoquent à mots couverts des personnalités liées à l’armée et des hommes d’affaires de Casablanca.

Depuis quatre à cinq ans, l’arrivée de drogues dures, comme la cocaïne et l’héroïne, a quelque peu changé la donne. « Des intermédiaires viennent de Colombie avec de la cocaïne comme monnaie d’échange, affirme Hafid, un autre commerçant. Les « gros » peuvent commercer comme ils veulent. Ce sont les petits mafieux qui se font attraper. Et ceux qui sont arrêtés, ne dénoncent jamais ». Dans la région de Ketama, le silence est d’or. Et les rares personnes à oser évoquer la question du cannabis risquent les ennuis. « Ayyad Hadrami, le président d’une association de développement local à Tlata Ketama, a été condamné à dix ans de prison, en 2009, raconte Hafid, pour avoir voulu défendre les droits des paysans.

Abderhamane Hammoudni, l’élu de l’Istiqlal, estime que la « question du cannabis serait plus facile à traiter au Maroc si la situation était plus claire en Europe ». Il évoque les cas de dépénalisation partielle aux Pays-Bas ou en Suisse. Nombre de paysans du Rif espèrent que les Européens s’engageront sur la voie de la dépénalisation. « L’Etat marocain pourrait alors acheter la production », se prend à rêver Zouhir, le paysan de Ketama.

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