Eau, électricité: les opérateurs français sur la sellette
L’Express
L’explosion démographique des villes rend plus pressants que jamais les besoins en eau et en électricité. Mais la gestion des groupes français Suez et Veolia est violemment critiquée.
Quelques mois après le début de la vague contestataire du printemps marocain et la publication, en avril, du rapport 2009 de la Cour des comptes, pointant de nombreux dysfonctionnements dans la gestion déléguée de l’eau et de l’électricité au Maroc, les opérateurs français sont sous pression. A Tanger, le contrat passé en 2002 avec Amendis, filiale marocaine de Veolia Environnement, est en cours de révision, à la suite d’une intervention directe de Nizar Baraka, ministre délégué chargé des Affaires économiques et générales. Cette révision doit permettre une refonte de la tarification afin de mieux l’adapter au pouvoir d’achat des usagers. Elle inter- vient alors que la gestion de Veolia Environnement fait l’objet de nombreuses critiques : abonnements trop élevés, frais injustifiés, retard dans les investissements. A Tanger, sur les 30 000 branchements sociaux prévus, seuls 10 % ont été réalisés. Les blâmes ne viennent pas que du Maroc : la fondation France Libertés, créée par Danielle Mitterrand, devrait publier dans quelques semaines un rapport particulièrement sévère sur la présence du groupe français au Maroc.
Des eaux saturées en rouille à cause de la vétusté
A Casablanca, la justice s’en mêle. Le parquet a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire afin d’entendre un élu local qui accuse le maire de Casablanca et le PDG de la Lydec, filiale marocaine de Suez Environnement, de dilapidation de deniers publics. Lydec est en charge de la gestion de l’eau, de l’électricité et de l’assainissement dans la capitale économique du royaume – près de 4 millions d’habitants – depuis 1997, et jusqu’en 2027. Perçu comme un cadeau du Maroc fait à la France, le contrat, de gré à gré, passé sous le règne du roi Hassan II a été révisé en 2007, sous la pression des élus. Dans son rapport 2009, la Cour des comptes relève que Lydec n’a pas respecté ses engagements en matière d’investissement durant la première décennie du contrat. L’institution mentionne également l’existence de quartiers desservis par des eaux saturées en rouille, en raison de la vétusté des réseaux. Des conclusions qui ont donné du grain à moudre au mécontentement social porté par le mouvement du 20 février. Les dirigeants de Lydec rétorquent de leur côté que la plupart des remarques ont été prises en compte dans le contrat révisé de 2008.
« C’est un peu tard, proteste Mehdi Lahlou, économiste, président de l’Association pour un contrat mondial de l’eau (Acme) au Maroc. D’autant que certaines erreurs relevées par la Cour des comptes ne peuvent plus être corrigées. Nous sommes devant le fait accompli ! Ainsi, Lydec ne devait commencer à distribuer des dividendes qu’à partir de 2008. En réalité, ils ont été versés dès 2003, pour atteindre 600 millions de dirhams (53 millions d’euros) fin 2007. Et les investissements ont été révisés à la baisse. Même si Lydec n’est pas seule en cause, on a vu ce que cela a donné lors des fortes inondations, l’hiver dernier ! »
« Lorsque l’on veut s’attaquer à Mohamed Sajid [le maire de Casablanca], on s’attaque à Lydec, se défend un responsable de la Lyonnaise des eaux de Casablanca. Parce que l’eau, l’électricité, cela touche tout le monde. Cette question est instrumentalisée. Les gens oublient la situation d’où l’on part. En France, il y a des investissements publics et des financements disponibles. Au Maroc, on nous demande de rattraper les pays du Nord dans des temps très réduits. »
Quand en France, la délégation de service public peut prendre la forme de l’affermage, qui sous-tend la réalisation par les pouvoirs publics des grands travaux d’investissement, au Maroc, la gestion de l’eau est confiée en concession à des opérateurs privés étrangers. A eux, alors, de construire les infrastructures nécessaires. Une « bizarrerie », relève Claude de Miras, économiste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à Rabat. « Bizarrerie » encouragée par la Banque mondiale dans les années 1990. Au Maroc, la délégation de service public, avec quatre concessions, à Casablanca, Rabat, Tanger et Tétouan, concerne la moitié des volumes et services d’eau, d’électricité et d’assainissement du pays.
80 000 branchements sociaux
« Dans ce secteur, les investissements sont très lourds, s’étalent sur le long terme. Sur les plans technique et financier, les opérateurs privés n’ont pas intérêt à endosser une telle charge. C’est pourquoi, nous plaidons pour un retour de ces services dans le giron public », assène le président de l’Acme Maroc. Pour la seule agglomération de Casablanca, les investissements nécessaires sont évalués à 16 milliards de dirhams (1,4 milliard d’euros) sur la période 2007-2027.
Alors que les besoins en eau et en électricité sont pressants, l’explosion démographique des villes complique la donne. Selon les prévisions des Nations unies, le Maroc devrait compter plus de 40,3 millions d’habitants en 2025 (32 millions d’habitants aujourd’hui), avec un taux d’urbanisation de 70 % (57 % aujourd’hui). Le contexte implique aussi de tenir compte du délabrement des réseaux anciens, de la persistance des poches de pauvreté, des changements climatiques. « L’équation est complexe, souligne Claude de Miras. Nous sommes dans des villes extrêmement dynamiques, qui ont un énorme besoin d’infrastructures. Il faut faire très vite. C’est un véritable défi pour les opérateurs privés et l’administration, qui doivent apprendre à travailler ensemble. Les rythmes de croissance urbaine font que les analyses, les montages sont très vite dépassés. On ne peut pas flinguer le privé, sous prétexte que les objectifs ne sont pas réalisés ! C’est un combat qui ne sert pas les populations. »
Dans la région du Grand Casablanca, la filiale de Suez Environnement a pour obligation de réaliser près de 80 000 branchements sociaux dans des quartiers « non réglementaires », c’est-à-dire en dehors des plans d’urbanisation publics. Et c’est à l’autorité locale de désigner les ménages bénéficiaires, sur fond de problèmes fonciers et d’informations parcellaires. Cette situation, expliquerait largement, selon l’IRD, le retard dans l’accès à l’eau et à l’électricité pour les quartiers périphériques. Le projet s’élève à 1,6 milliard de dirhams (140 millions d’euros). Chaque ménage est mis à contribution, à hauteur de 20 % environ, soit une participation d’environ 5 000 dirhams (455 euros) pour obtenir le raccordement à l’eau et l’électricité. 40 % de ces branchements sociaux seraient réalisés.
Dans les villes des pays émergents comme au Maroc, le principe l' »eau paie l’eau », à savoir le paiement par les usagers des dépenses de distribution et d’assainissement paraît peu réaliste. Mais alors, où trouver l’argent ? « En réalité, c’est l’électricité qui paie l’assainissement. En cela, le modèle marocain est intéressant, mais il a ses limites », indique Claude de Miras. A terme, il faudra sans doute réfléchir à des financements longs pour répondre aux besoins. Une question qui tarde à être débattue.