Ahmed Aydoun: les entrailles de la musique gnaoua révélées
Le Point Afrique
INTERVIEW. Dans son anthologie de la musique gnaoua, parue en 2014, le musicologue marocain Ahmed Aydoun lève bien des mystères sur cette culture.
Vous avez participé à la réalisation d’une anthologie de la musique gnaoua, parue en 2014. Une première et un travail important pour la préservation du patrimoine gnaoua. Comment avez-vous travaillé et quelles ont été les difficultés rencontrées ?
Ahmed Aydoun : Cela a participé d’un travail de mémoire, qui a consisté à consigner sur des enregistrements et par écrit, une tradition très ancienne et qui permet aux interprètes, musiciens, aux nouveaux gnaoui de se ressourcer dans un corpus autre que la tradition orale. Il fallait aussi donner sens à l’engouement du public. Nous sommes partis à la rencontre des maâlems dans les différentes villes du Maroc, Tétouan, Tanger, Rabat, Casablanca, Fès, Meknès, Essaouira… pour essayer de fixer la liste du répertoire. Il y avait plusieurs variantes régionales. Notre souci était d’arriver à un répertoire sur lequel tout le monde se mettait d’accord.
Le répertoire gnaoua se divise en trois grandes parties. La première, c’est al âda, la procession qui part du sanctuaire ou de la maison des gnaouas vers le lieu où va se faire la lila (NDLR : veillée spirituelle). La seconde, oulad Bambara, est une évocation des anciens maîtres. La troisième, les mlouks (esprits), est le répertoire sacré proprement dit où il y a l’invocation des esprits à travers les sept couleurs. Chaque couleur correspond à un cycle de chants, de rythmes, à une séance de musicothérapie de groupe. La période d’édition a été laborieuse, car il fallait transcrire les textes. Les maâlems ont conservé la musicalité des termes, mais n’explicitent pas toujours ce qu’ils prononcent. Le premier grand problème a été : comment faire le passage de la tradition orale à la tradition écrite ? Il fallait être très vigilant pour ne pas rater les nuances, variations dans le temps et du fait des interprètes eux-mêmes. Ce travail a pris deux ans et demi.
Quelles sont les caractéristiques de la musique gnaoua ? Ce qui fait sa singularité ?
La musique des gnaoui fait partie des musiques pentatoniques, avec une gamme de cinq notes. C’est un répertoire fortement rythmique, le rythme structure la phrase musicale elle-même et c’est un répertoire intimement lié au rituel. La musique et le chant n’ont de sens que dans la phase du rituel et dans le sens que l’on donne à chaque phase et à chaque chant. Du point de vue purement acoustique, ce sont des sonorités à la fois métallique, aiguë avec les crotales et des sonorités chaudes, graves dans les cordes et le cuir de l’instrument. Trois instruments seulement sont utilisés, les crotales, le grand tambour et le guembri, luth traditionnel avec un registre très grave. C’est une musique africaine. Les échanges ont été longtemps entretenus entre le Maroc et l’Afrique subsaharienne et véhiculant les traditions bambara, haoussa, peul, qui reproduisent le même canevas rythmique, la même façon de chanter, un chant naturel à la limite du cri. Il y avait la fonction d’appel, la fonction du langage tambouriné.
Quelles passerelles peut-on établir avec d’autres styles musicaux?
Si l’on va plus loin, par son pentatonisme et par son chant naturel, on peut établir un parallèle avec le blues américain ancien. On peut établir aussi un parallèle entre la musique gnaoua et un nombre de musiques pentatoniques au Maroc même, musique hassani du Sahara, la musique berbère. Le pentatonisme, c’est le noyau de toutes les musiques. C’est cela qui donne cette facilité de dialoguer avec les autres musiques. La musique gnaoua permet de faire des fusions avec les autres musiques facilement.
Quelle place occupe encore le rituel gnaoua dans la société marocaine ? Peut-on parler de vaudou islamisé ?
Le rituel des gnaoui est encore vivace au Maroc parce que, quelque part, il y a un dualisme dans le fait social, dans la pratique marocaine, qui n’est pas séparation de deux mondes. À la fois, le Maroc se modernise et en même temps, c’est un pays qui garde attache avec ses racines africaines, amazigh. Cette dualité fait que l’on a encore recours au rituel, car il a une fonction socialisante, les gens ont encore besoin de se mettre dans le groupe, de pouvoir résoudre leurs problèmes psychologiques et psychosomatiques. C’est une thérapie de groupe par la musique. Le musicien est un médium et c’est le public qui fait sa propre thérapie, il utilise ce qu’il veut de cette musique, de ce rythme et chacun a une couleur préférée… C’est complexe. On ne peut pas dire que les gens qui ont recours à ce rituel sont d’un autre temps, mais en même temps on comprend que parfois quand la thérapie moderne échoue à résoudre des problèmes, on peut se tourner vers la tradition. Cela c’est au niveau urbain. Mais il y a aussi des moussems annuels qui se font toujours dans certains centres du gnaouisme.
Il ne faut pas faire l’erreur de comparer ces pratiques au vaudou parce qu’il y a une certaine conscience des limites. Nous n’avons pas une tradition de chamanisme. Les gens peuvent à tout moment se détacher de la croyance que tel maâlem détient tous les secrets de la guérison. Ces croyances sont un peu tempérées par l’islam. Quand quelqu’un vire vers des croyances anciennes, qui sont même ante-islamistes, voire contraires à l’islam, il a toujours cette capacité à se remettre en question, revenir à la réalité.