Droits humains et transparence : les ONG, ces sentinelles
Le Point Afrique
L’avocat français William Bourdon est l’une des figures emblématiques de Sherpa. © AFP / Joel Saget
Surfant sur une opinion publique et des associations de consommateurs de plus en plus averties et exigeantes, les ONG maintiennent la pression sur les multinationales.
Les temps changent. Ces dernières années, face à la montée en puissance des acteurs transnationaux, les ONG multiplient les rapports circonstanciés et les campagnes de « name and shame ». À coups de communiqués et de plaidoyers, elles veulent amener les entreprises privées à justifier et à infléchir leurs politiques en matière de respect des droits humains. Des campagnes qui peuvent être très efficaces. En juillet dernier, l’Église anglicane d’Angleterre a décidé de se désengager de la compagnie pétrolière britannique Soco International, à la suite de plusieurs rapports de Global Witness, dénonçant les pratiques de l’entreprise dans le parc des Virunga en République démocratique du Congo (RDC). Soco est accusée de corruption et de violences. « Avant le démarrage d’une enquête et la sortie d’un rapport, nous entrons toujours en dialogue, voire nous entamons des négociations avec les entreprises. Si les réponses des entreprises sont satisfaisantes, nous retirons nos allégations. Et lorsque cela ne suffit pas, nous lançons des campagnes de name and shame. Ces campagnes ont un impact très variable. Cela a fonctionné au Guatemala où nous avons dénoncé les violations des droits humains liées à un projet minier et vu le retrait d’un fonds d’investissement français. Mais pour Shell au Nigeria, par exemple, malgré d’intenses pressions, cela ne fonctionne pas », indique Sabine Ganier, chargée de campagnes Acteurs économiques et droits humains à Amnesty International France.
Les points de contact nationaux, un bilan mitigé
Pour encourager la conduite responsable des entreprises, les pays de l’OCDE ont bien adopté des principes directeurs dans les années 70 et créé le point de contact national (PCN), un mécanisme de saisie, enceinte de médiation et de conciliation extrajudiciaire. Mais ce recours est jugé peu satisfaisant par nombre d’ONG. Amnesty l’a abandonné en 2013, après avoir saisi les PCN britannique et hollandais pour Shell au Nigeria. De son côté, Sherpa, association de juristes en lutte contre les crimes économiques, voit la conciliation engagée avec Socapalm au Cameroun bloquée. L’association française avait saisi les points de contact nationaux français, belge et luxembourgeois, pour violation des principes directeurs de l’OCDE (accaparement de terres, dommages environnementaux et impact sur la santé des riverains), à l’encontre des sociétés Bolloré, Financière du Champ de Mars, Socfinal et Intercultures (toutes quatre exerçant un contrôle sur la Socapalm). « Manque de transparence, d’indépendance, part trop belle faite aux entreprises, difficulté d’accessibilité… De toute façon, la finalité du PNC est d’être une médiation, il ne peut reconnaître que des manquements aux principes directeurs sur les multinationales de l’OCDE. Il ne confirmera pas la violation sur les droits humains ou de tels et tels droits, parce que justement c’est hors circuit judiciaire », relève Sabine Ganier d’Amnesty France. « Le point de contact national n’est qu’une touche sur le piano, reconnaît Jean-Marie Paugam, président du PCN France. Pour influencer les entreprises, cela va du consommateur à la justice. »
Une loi sur le devoir de vigilance
Face aux limites de la « soft law », c’est-à-dire de la RSE volontaire, les ONG s’attachent donc aujourd’hui à faire changer le droit public international, en clair à demander du droit dur pour amener les entreprises à changer leurs pratiques. La proposition de loi sur le devoir de vigilance va dans ce sens.« Adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 30 mars 2015, cette loi constituerait une avancée historique pour prévenir les dommages humains et environnementaux que peuvent provoquer les activités des multinationales, ainsi que celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs en France et dans le monde. Pendant longtemps, le name and shame a été l’outil des ONG en RSE. Le droit ne nous permettait pas autre chose que de dénoncer le décalage entre une annonce et une pratique. Mais aujourd’hui, cela ne suffit plus, le décalage est trop grand. Les multinationales ont un pouvoir énorme, leur nombre augmente. Dans le même temps, l’entreprise n’est pas un sujet reconnu par le droit international public, elle n’est responsable de rien ! La notion de groupe, de holding, n’existe pas. On se retrouve donc avec des acteurs économiques qui peuvent s’implanter partout et bénéficier de lois beaucoup plus souples, voire d’absence totale de cadre, et d’un autre côté des États qui, comme la France, vont se limiter aux grands principes de la compétence territoriale des juridictions », explique Carole Peychaud, chargée de plaidoyer RSE au CCFD-Terre solidaire. « La mondialisation a permis une accélération des échanges économiques et financiers. Mais celle-ci n’a pas été accompagnée par une évolution du droit appropriée ni donc par une régulation suffisante pour faire respecter les droits humains ou empêcher les actes de corruption », confirme Laetitia Liebert, directrice de Sherpa.
Changer les voies de recours
Les ONG entendent ainsi faire changer les législations nationales et internationales afin de faciliter les voies de recours et l’accès à la justice. En effet, elles sont rares aujourd’hui à pouvoir s’engager sur la voie du contentieux. « Il y a une vraie crainte financière, un vrai risque de mettre en péril l’organisation, parce que les entreprises sont très armées juridiquement, elles ont des bataillons d’avocats, davantage les moyens d’assumer des procès longs. Et parfois ces entreprises utilisent cette technique-là justement pour assoiffer les petites associations », souligne Sabine Ganier d’Amnesty France. Ce que l’on appelle le SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation), expression qui désigne les « poursuites-bâillons que de grosses entreprises développent abusivement contre des mouvements citoyens et des lanceurs d’alerte pour neutraliser leurs activités. Les SLAPP consistent en procès ou en menaces de procès, généralement pour diffamation, atteinte à la réputation de l’entreprise, demandant des dommages et intérêts exorbitants par rapport aux capacités financières des associations. L’objectif est de déstabiliser l’ONG, de l’affaiblir en l’obligeant à concentrer ses énergies et ses moyens matériels et humains pour se défendre. Des lois ou projets de loi sont en cours aux États-Unis, en Australie, au Canada pour encadrer ces pratiques qui ont pris de l’ampleur ces dernières années. En Europe, aucune législation spécifique n’encadre les poursuites-bâillons.
Sherpa, l’exception contentieuse
Sur le terrain judiciaire, Sherpa est l’une des rares organisations en mesure de batailler. Elle a ainsi attaqué Vinci, le géant du BTP, pour travail forcé, réduction en servitude et recel dans le cadre du Mondial de football 2022 au Qatar. Elle a également déposé une plainte contre le groupe de distribution Auchan dans la tragédie du Rana Plaza au Bangladesh pour pratiques commerciales trompeuses. Sur le continent africain, Sherpa est engagée dans une procédure judiciaire contre DLH, depuis 2009, pour dénoncer la politique d’achat de bois au Liberia du temps de la guerre civile, sur les fondements de recel de trafic d’influence. Des cas qui ont permis de faire pencher la balance. La tragique histoire du Rana Plaza a été un déclencheur dans la prise de conscience de la nécessité de responsabiliser les sociétés mères. « Nous utilisons le droit à différents niveaux pour changer les règles du jeu. Nous utilisons le plaidoyer, le contentieux. Nous essayons aussi de porter des propositions de loi au niveau français, européen, et pour un traité international au sein de la Commission des droits de l’homme des Nations unies », souligne Laetitia Liebert. Ces dernières années, les ONG se sont renforcées et professionnalisées. Au point qu’elles sont aujourd’hui consultées en amont des grands rendez-vous internationaux et pour la rédaction de nouveaux cadres. Elles sont ainsi très impliquées dans le groupe de travail mis en place par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU pour creuser la question d’un traité contraignant sur la responsabilité des multinationales pour leurs violations des droits humains.