Loi Sapin 2: les entreprises sommées d’agir contre la corruption
Enjeux
La corruption est un fléau. Les condamnations extraterritoriales d’entreprises que pratiquent les Etats-Unis sont graves et constituent un puissant outil de guerre économique.
L’Assemblée nationale (photo DR)
Avec la loi du 9 décembre 2016 dite « Sapin 2 », relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, la France rattrape son retard en matière de lutte contre la corruption, se hissant au niveau des standards européens et internationaux. Jusqu’alors, la France était vertement critiquée par les États-Unis, les ONG et par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour la rareté des poursuites à l’encontre d’entreprises françaises. Jamais aucune entreprise française n’a ainsi été condamnée pour corruption d’agents publics étrangers, malgré la signature du traité OCDE de 1997. Une situation qui a eu pour conséquence de durcir les sanctions prononcées par les jurisprudences américaine et anglaise, capables d’intenter des actions extraterritoriales.
« La loi Sapin 2 a été clairement adoptée pour répondre à la pression des autorités américaines. Parce que la France ne poursuivait pas, ses entreprises l’ont payé très cher. Des amendes record ont été imposées aux entreprises françaises, à quatre principalement, Technip, Alcatel, Total et Alstom, lesquelles ont payé près de 2 milliards de dollars à l’administration américaine », relève Charlotte Gunka, associée au cabinet d’avocats international Debevoise & Plimpton. La loi Sapin 2 oblige désormais les entreprises françaises et les établissements publics d’au moins 500 salariés et réalisant plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, à mettre en œuvre un programme de prévention et de détection de la corruption. Ce programme implique notamment l’adoption d’un code de conduite décrivant les comportements à proscrire, la mise en œuvre d’un dispositif d’alerte interne, l’établissement d’une cartographie des risques, l’organisation de formations, l’instauration de sanctions disciplinaires, etc. Cette loi donne aussi la possibilité de recourir à une Convention judiciaire d’intérêt public, une sorte de « plaider-coupable » à la française pour les entreprises qui s’auto-dénonceraient. Elle créé une Agence française anti-corruption (AFA) et donne à la justice française des compétences extraterritoriales. Elle améliore le statut et la protection des lanceurs d’alerte.
Une loi qui doit faire ses preuves
Très attendue, la loi Sapin 2 doit maintenant faire ses preuves. « Il y a des approximations dans cette loi qui soulignent à quel point le contenu des décrets sera essentiel. Pour l’éclairer, mais aussi pour la pratique. Le nouveau patron de l’agence anti-corruption, Charles Duchaine, a des marges importantes. L’homme fera la fonction. C’est lui qui apportera une certaine intensité dans le contrôle des entreprises, dans la qualité des recommandations, dans la pédagogie et aussi dans l’accompagnement des lanceurs d’alerte (…) Cette loi est un pas. Mais il faudra beaucoup de ressources humaines, de moyens, de compétences, de volonté pour qu’elle soit mise en œuvre de façon effective », souligne William Bourdon, avocat et président-fondateur de Sherpa, organisation qui lutte contre les crimes économiques. Le recours possible à une Convention judiciaire d’intérêt public, défendue par Transparency International France, combattue par d’autres associations, est encore figure d’Ovni dans le paysage judiciaire français. L’auto-dénonciation, le « plaider-coupable », la négociation en matière de justice n’appartiennent pas du tout à la culture française. Cette convention permet à une entreprise qui avertit les autorités d’un problème de corruption de pouvoir transiger avec la justice pour obtenir une sanction plus basse (laquelle pourrait être partagée ou harmonisée entre plusieurs juridictions), d’éviter une condamnation pénale et une inscription au casier judiciaire. « Ce sont ces deux derniers aspects qui incitent vraiment une entreprise à s’auto-dénoncer, car cela peut avoir des conséquences très graves, sur l’accès aux marchés publics notamment », indique Charlotte Gunka du cabinet Debevoise & Plimpton. Pour William Bourdon, « ce schéma doit rester absolument exceptionnel. Parce que sinon, nous allons de nouveau donner l’impression en France d’institutionnaliser une justice à deux vitesses, ce sur quoi l’opinion publique est devenue totalement abrasive. Néanmoins, on peut l’envisager face à des enquêtes extrêmement longues, complexes et difficiles, s’il y a une reconnaissance de culpabilité accompagnée d’une amende significative, s’il y a un débat public, si les représentants des victimes peuvent se faire entendre… Là encore, c’est la pratique qui va le dire. Ce qui est en jeu c’est le gouffre qui existe entre la puissance avec laquelle les entreprises communiquent sur la corruption, les mécanismes qui sont parfois mis en œuvre et le fait que cette corruption est externalisée dans des conditions extrêmement complexes, qui fait que les meilleures lois ne pourront rien si elles ne sont pas suivies de pratiques et d’une volonté des acteurs politiques et privés ».
Extraterritorialité
La question de l’extraterritorialité est tout aussi innovante. Une disposition dans la loi Sapin 2 introduit des changements dans le code pénal par rapport au pouvoir des procureurs dans le cas d’infractions de corruption d’agent public commis à l’étranger par une entreprise française. La loi est applicable pour un sujet ayant tout ou partie de son activité économique sur le territoire français. « Cela est très novateur, la loi peut être interprétée de façon très large et donc revêt un potentiel d’application hors de France assez important. Et c’est la jurisprudence qui l’interprétera. Car pour l’instant, il n’y a pas de précision. Est-ce que cela pourra concerner une filiale, un bureau de représentation, un agent qui viendrait conclure un contrat en France… ? Pour l’instant, on ne sait pas », souligne Charlotte Gunka.
La norme ISO 37001 en appui de la loi Sapin 2
Dans ce contexte, l’approbation en octobre dernier de la norme volontaire internationale Iso 37001 « Systèmes de management anti-corruption » tombe à pic. Cette norme dont la certification est proposée aux entreprises françaises par Afnor depuis janvier 2017, pourrait se révéler fort utile dès lors qu’il s’agit de faire preuve de probité, au regard de la loi Sapin 2. Car bien que la certification Iso 37001 ne garantisse pas l’absence de corruption au sein d’un organisme privé ou public, la norme permet d’établir qu’il met en œuvre toutes les mesures appropriées pour prévenir la corruption. Cette norme, d’inspiration britannique, spécifie des exigences concernant l’adoption d’une politique de lutte contre la corruption, la démonstration par la direction de son engagement, la désignation d’une personne ou fonction chargée de superviser la conformité à cette politique, la formation anti-corruption, le devoir de vigilance et l’évaluation des risques de corruption relatifs à certains projets ou partenaires commerciaux (cartographie des risques), la mise en œuvre de moyens de contrôle financiers, du personnel et commerciaux, la mise en place de procédures de suivi, d’enquête, d’audits et d’actions correctives.
L’on retrouve donc dans la norme Iso 37001 des lignes directrices et une méthodologie, un rendu très similaire à celui de la loi Sapin 2. « La différence c’est que l’Iso va demander plus de formalisme. Pour autant, la loi Sapin 2 est clairement plus efficace car c’est une obligation légale. La norme 37001 a plutôt vocation à récompenser des entreprises avec de bonnes pratiques, en leur donnant un label qui leur permet de l’afficher et de travailler entre entreprises vertueuses », souligne Anne Le Rolland, présidente directrice générale d’Acte International, société de services spécialisée dans l’organisation et la gestion des flux d’approvisionnement et de distribution dans le monde. « Depuis sa sortie, il y a une demande forte. On sent que c’est un sujet qui intéresse les grands groupes notamment, qui pour la plupart ont déjà des systèmes de management anticorruption et qui voudrait faire appel à Afnor pour valider leurs procédures », note de son côté Charles Baratin, chef de produits achats responsables au département Afnor Certification.
Les entreprises françaises prêtes?
Face à leurs nouvelles obligations anti-corruption, liées à la loi Sapin 2 mais aussi plus récemment à la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre adoptée en février dernier (obligations éthiques), les entreprises françaises sont-elles prêtes ? Parmi, les grandes entreprises qui travaillent à l’international, rares sont celles qui n’ont jamais mis en place de dispositifs internes de lutte contre la corruption. Sauf que la loi Sapin 2 considère les actes de corruption dans son écosystème pour s’intéresser aux clients, aux fournisseurs, aux partenaires, joint-venture, agents commerciaux, importateurs. Elle demande d’aller beaucoup plus en profondeur pour s’attaquer au premier geste de la corruption, « que ce soit pour obtenir un dédouanement ou un contrat téléphonique dans un pays où il est compliqué d’avoir une ligne par exemple. Ce qui sera beaucoup plus difficile pour les entreprises. Il faudra sensibiliser tous les collaborateurs, mailler les risques…Et si dans un premier temps, la loi s’adresse aux grosses entreprises, comme celles-ci vont devoir travailler sur leur supply chain, par ricochet cette loi va aussi impacter leurs fournisseurs plus petits », indique Anne Le Rolland.
Christelle Marot
Questions à Philippe Montigny, président d’Ethic Intelligence
Enjeux : Comment la loi Sapin 2 s’inscrit-elle dans le contexte international ?
Philippe Montigny : L’obligation de conformité pour les entreprises imposée par la loi Sapin 2 s’inscrit dans la lignée de ce que préconisent sept autres pays : l’Italie avec le décret de loi 231 ; les États-Unis via le chapitre 8 des US Federal Sentencing Guidelines ; la Grande Bretagne et les six principes du UK Bribery Act de 2011 ; la Russie avec la loi 273 ; l’Espagne en vertu des articles 31 bis et 33 bis du code pénal ; le Brésil suite au décret 8420 de septembre 2015 et prochainement le Mexique. L’Angleterre émet des recommandations, mais a ceci de particulier qu’en même temps qu’elle créée un délit, le « défaut de prévention de la corruption », la loi stipule qu’une entreprise sera exempte de poursuites pour ce délit si elle a mis en œuvre les six principes du UK Bribery Act. Ce qu’on appelle un « droit opposable ». La démarche anglaise est très responsabilisante. La France a pris une option différente, elle est dans une démarche coercitive, davantage proche de l’Italie, du Brésil, de la Russie et de l’Espagne, qui font également de la conformité une obligation.
Il faut noter également que la convention judiciaire d’intérêt public introduite par la loi Sapin 2 dans le code pénal français s’inscrit véritablement dans une logique internationale où se multiplient les poursuites multi juridictionnelles. Elle favorise la coopération avec les pays qui ont mis en place « ce plaider-coupable », principalement les États-Unis, l’Angleterre et les Pays Bas. Ces pays sont aussi ceux qui poursuivent le plus. Pourquoi ? Parce que lorsque l’on incite une entreprise à révéler des faits de corruption, il y a beaucoup plus d’affaires qui ressortent, d’entreprises poursuivies et sanctionnées. L’intérêt pour une grande entreprise internationale confrontée à des délits de corruption touchant plusieurs juridictions est de pouvoir à une logique judiciaire cohérente. Du côté de la sphère publique, la convention judiciaire d’intérêt public permet une démarche tout aussi cohérente de mise en œuvre d’une justice nationale pour un délit mobilisant plusieurs juridictions.
Les entreprises françaises, la justice française sont-elles prêtes à recourir à ce type de transaction ?
Les grandes entreprises internationales sont prêtes, oui. Mais il faut reconnaitre qu’il y a une immense réticence de l’opinion publique. De l’extérieur, cela peut paraître choquant, mais l’idée ici est de distinguer la personne morale de l’entreprise, de la responsabilité individuelle et d’utiliser la sanction comme un moyen de redressement. Une entreprise qui dérape sera mise sous « monitoring » et retrouvera une légitimité. La sanction pénale, sous la forme notamment de « l’obligation de conformité » doit permettre de remettre l’entreprise dans le droit chemin, pour qu’elle continue à croître, à recruter, à exister.
Quelles sont les sanctions prévues par cette convention ?
Pour une entreprise qui plaiderait coupable, il est prévu une amende pouvant aller jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires ; un montant censé annuler les profits indus. La sanction va de pair avec une peine de conformité. Par ailleurs, et indépendamment de toute poursuite pour corruption, les entreprises qui ne respecteraient pas l’obligation de conformité prévue par la loi, l’amende va jusqu’à 200 000 euros pour les managers et jusqu’à un million pour l’entreprise si elle n’a pas pris les mesures correctrices après une injonction.
Quelle est l’articulation entre la loi Sapin 2 et la norme Iso 37001 Systèmes de management anti-corruption ?
Il y a une vraie cohérence. La norme ISO 37001 évalue le dispositif de gestion de la prévention de la corruption. Sa section 4 demande très clairement à l’entité d’identifier les obligations anti-corruption qui s’imposent à elle. Une entreprise franco-française doit avoir identifié les obligations imposées par la loi Sapin II et les mettre en œuvre. Une entreprise espagnole doit faire de même avec la loi espagnole. Une entreprise franco-espagnole devra respecter les obligations des deux pays. Cette norme, dans son ADN, est structurellement compatible avec toutes les lois qui demanderont aux entreprises de mettre en place des mesures anti-corruption. C’est une indication qui permettra de bénéficier des circonstances atténuantes aux États-Unis, d’un droit opposable en Grande Bretagne.
Deuxième chose très intéressante pour les entreprises françaises, c’est qu’une entreprise certifiée selon la norme ISO 37001 sera de facto en conformité avec la loi Sapin 2. Être certifié signifie que des auditeurs externes ont vérifié que le système de management anti-corruption respecte l’obligation de conformité de la loi Sapin 2.
Cette norme pourrait-elle devenir obligatoire ?
Deux tendances pourraient émerger. D’un côté, que sur des contrats d’appels d’offres publics, il soit demandé à l’entreprise d’être certifiée. On voit cela déjà dans la prise en compte d’exigences au regard de la qualité, de l’environnement…dans certains contrats accordés par des institutions internationales, type Banque mondiale. Par ailleurs, les lois anti-corruption s’attaquent à la corruption directe et indirecte. Il est donc probable de voir des entreprises demander à leurs fournisseurs et prestataires d’être certifiés ISO 37001.
Propos recueillis par Christelle Marot