L’Europe se rêve à la pointe mondiale de la finance durable

Enjeux

Alors que les élections au Parlement européen s’avancent à grands pas, la Commission présidée par Jean-Claude Juncker parviendra-t-elle, d’ici mai 2019, à transformer radicalement l’ADN de la finance européenne en faveur de la croissance verte ? Une ambition largement portée par la France, auréolée d’une expérience de plus de quinze ans dans la recherche de solutions financières durables. Tandis que l’administration Trump se fait le fossoyeur de toute politique de développement durable, l’Europe a une chance quasi historique de devenir le leader mondial de la finance verte.

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Pour honorer les engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris sur le changement climatique afin de limiter la hausse des températures mondiales à 2°C et réduire de 40 % ses émissions de gaz carbonique (CO2) d’ici à 2030, l’Union européenne entend changer les pratiques financières pour réorienter les capitaux privés vers des investissements plus durables. En Europe aujourd’hui, le contexte est favorable. Dans le sillage des assureurs français Axa et italien Generali, l’Allemand Allianz a annoncé début mai son désengagement total du secteur charbon d’ici 2040. En Allemagne, le charbon reste la première source d’énergie utilisée pour la production d’électricité (40 %), selon le Working group energy balances (AGEB). Pour financer la croissance verte, dans des secteurs comme la production d’énergie verte, le transport bas carbone, la rénovation et l’efficacité énergétique des bâtiments, l’Union européenne aura par ailleurs besoin de 500 milliards d’euros d’investissement par an.

Quatre Français pour le HLEG

 Pour donner corps à cette ambition, un groupe d’experts de haut niveau chargé de faire de la finance durable un axe stratégique majeur de l’Europe, le HLEG (en anglais), a été créé fin 2016. Un groupe constitué de 20 membres issus de la société civile, du secteur de la finance, des milieux universitaires, des institutions européennes et internationales, avec à son bord quatre Français rompus aux questions économiques environnementales : Pascal Canfin, directeur général du WWF France et ancien ministre délégué au développement ; Anne-Catherine Husson-Traore, directrice générale de Novethic ; Philippe Zaouati, directeur général de Mirova et Stan Dupré, directeur général de 2 degrees ii. Treize mois auront suffi à ce groupe pour sortir le 31 janvier 2018 un rapport et parvenir à 28 recommandations, parmi lesquelles le besoin d’établir une taxonomie pour définir les actifs verts au niveau européen. Le rapport pointe aussi la nécessité de mettre en place un reporting climat renforcé, ayant vocation à devenir obligatoire d’ici 2020 et aligné sur les lignes directrices de la TCFD (Task Force on Climate Disclosure) et sur l’article 173 de la loi française pour la Transition énergétique et la croissance verte (LTECV). Le rapport prône par ailleurs la création d’un éco label européen permettant aux citoyens d’orienter leur épargne en direction de projets finançant la transition écologique et énergétique. Il défend la création d’un standard européen en matière de green bonds, qui pourrait s’appuyer sur le label français TEEC. Il préconise aussi d’intégrer les enjeux de soutenabilité dans la responsabilité juridique  des investisseurs. Rédigé comme une véritable feuille de route, ce rapport a servi de base au Plan d’action de la Commission européenne en matière de finance durable présenté le 8 mars dernier. Ce Plan d’action reprend en effet quasiment toutes les recommandations du HLEG. « Une ambition phénoménale », relève Anne-Catherine Husson-Traore, qui n’en revient toujours pas « qu’en si peu de temps la constitution du HLEG ait pu avoir lieu, que les travaux aient pu être menés au sein de la Commission avec le soutien de la DG marchés financiers », qu’une telle stratégie finalement ait pu voir le jour. « C’est probablement le plan sur la finance durable le plus complet qui a été fait à ce jour », estime de son côté Philippe Zaouati, directeur de Mirova. La rapidité pour élaborer le rapport, c’est du « jamais vu, quasiment historique dans l’histoire de la Commission ! ».

Mais la partie la plus difficile s’annonce. Il faut désormais aller vite et trouver un consensus entre les États membres pour transformer l’essai avant que le Parlement européen ne soit renouvelé. Une intense bataille de lobbying se joue désormais. Car nombre d’investisseurs sont rétifs au changement. « La plupart des assureurs sont d’accord sur les grands principes du Plan d’action, pour autant les niveaux de maturité des opérateurs ne sont pas forcément égaux, souligne François Garreau, président de la Commission développement durable de la Fédération française de l’assurance (FFA). Les exigences ne sont pas forcément en phase avec nos capacités à opérer, notamment sur les aspects les plus techniques et les plus complexes, comme l’alignement sur deux degrés par exemple. Par ailleurs depuis la COP21, on est très concentrés sur la partie climat, mais il faudrait élargir et mettre autant de poids sur les aspects liés au capital naturel, sur la biodiversité, l’environnement ».

« Le sujet aujourd’hui, c’est l’extrême hétérogénéité des marchés en terme de développement. La France fait partie des pays très matures comme l’Europe du Nord et les Pays-Bas. Par contre, dans toute l’Europe de l’Est, à commencer par l’Allemagne, et en Europe du Sud, nous en sommes encore au déchiffrage de ce que veut dire ESG (environnement-social-gouvernance), pointe de son côté la directrice générale de Novethic. Les débats vont être animés et on s’attend à une forte résistance de l’Allemagne dont l’économie repose sur la chimie, l’automobile et les centrales à charbon. La finance durable est peu développée en Allemagne parce que le mouvement n’a pas été porté comme en France. Les fonds de pension ne s’y sont pas intéressés, les réseaux de distribution non plus. C’est d’autant plus paradoxal que le taux d’épargne est très élevé dans le pays et la sensibilité environnementale forte chez les citoyens allemands. Ceci dit, l’Allemagne a le potentiel pour se développer entre l’initiative de la bourse de Francfort qui a créé un « hub de la finance durable » en 2017 et le label FNG attribué à une quarantaine de fonds dédiés.

Un chantier urgent : construire une taxonomie des actifs durables

 Pour la Commission, le premier travail à mener est lié à la taxonomie. Un groupe technique d’une trentaine de personnes est en cours de constitution et sera chargé de travailler sur tous les sujets techniques, c’est à dire la taxonomie des actifs verts, les standards des green bonds, les standards de risques sur le climat et aussi les indices de bas carbone. « L’idée est que les travaux de taxonomie sur la partie climat soient faits assez rapidement, d’ici la fin de l’année, et qu’ensuite on élargisse cette taxonomie aux autres sujets, à l’adaptation du changement climatique, aux sujets environnementaux et sociaux », indique Philippe Zaouati. Les obligations vertes, par exemple, sont aujourd’hui encadrées par les Green Bonds Principles, qui standardisent les process, mais ceux-ci ne définissent pas quelles sont les activités durables éligibles. Pour le directeur de Mirova, les sujets qui portent autour de la responsabilité fiduciaire des investisseurs devraient rentrer dans la législation le plus rapidement. En revanche, « la mise en place de l’écolabel sur les fonds d’investissement prendra sans doute un peu de temps », indique-t-il.

Dans les prochains mois, au niveau législatif, la Commission européenne entend clarifier les devoirs et responsabilités des investisseurs institutionnels et des asset managers en vue d’harmoniser les indices intégrant des émetteurs bas carbone (proposition en 2018). Elle entend également adopter le contenu du prospectus pour les émissions de green bonds (deuxième trimestre 2019), la taxonomie des activités changement climatique et créer un label européen pour les produits financiers (troisième trimestre 2019).

« Le vrai prochain gros sujet sera la convergence des stratégies des entreprises et les attentes des investisseurs investis dans la finance durable. Car il ne sert à rien que les financiers donnent une inflexion, encouragent, montrent qu’ils peuvent financer un certain nombre de projets, si les entreprises ne jouent pas le jeu », annonce déjà Anne-Catherine Husson-Traore.

Christelle Marot

 

INTERVIEW

PASCAL CANFIN

Pascal CANFIN, directeur général de WWF France

Enjeux : Comment jugez-vous le Plan d’action de la Commission européenne présenté en mars ?

Pascal Canfin : Ce Plan d’action reprend les propositions essentielles du rapport, il est clairement aujourd’hui la feuille de route la plus ambitieuse au monde sur le sujet de la finance durable. Mais, entre la publication du rapport du HLEG en février et le Plan d’action de la Commission européenne de mars, on a déjà perdu 20 % d’ambitions. Il ne faudrait pas en perdre davantage.

Quelles sont les difficultés qui se dessinent ? A quoi sont-elles liées ?

Une partie de l’industrie financière souhaite s’engager dans la finance durable, quand une autre partie n’a pas envie de changer ses habitudes, de devoir révéler davantage de risques, de donner davantage d’informations au régulateur. Comme dans tout processus politique, lorsqu’il y a de nouvelles règles du jeu, on voit s’activer les lobbys. On a aussi le risque d’une diminution de l’ambition qui porte sur les désaccords entre les États. Aujourd’hui, la France fait partie des leaders sur ce sujet avec l’article 173. Est-ce que la Pologne va accepter des règles du jeu des marchés financiers qui ne sont pas favorables au charbon ? Est-ce que l’Allemagne qui est très à la traîne va accepter de rejoindre le leadership français, suédois, néerlandais pour aller de l’avant ? Ou au contraire va-t-elle freiner, diminuer les engagements ? C’est précisément en train de s’écrire. Il est trop tôt pour le dire. Mais voilà les deux risques, le lobbying d’une partie de l’industrie et les freins politiques de certains pays.

L’Allemagne, justement, qui n’est pas franchement en faveur de la finance durable pourrait bloquer ?

Je pense que c’est en train de bouger. L’Allemagne a raté le train de la finance durable et de la finance verte que la France a pris au moment de la COP21, avec la Banque d’Angleterre, la Banque des Pays-Bas, la Suède et la Suisse. Néanmoins, il y a un acteur clé, l’assureur Allianz, qui a pris début mai des engagements forts en partenariat avec WWF Allemagne : l’engagement de sortir totalement du charbon à l’horizon 2040 ; celui de demander systématiquement aux entreprises dans lesquelles il investit de préciser leur stratégie climat ; l’engagement enfin de sortir des entreprises qui ne s’alignent pas sur la stratégie compatible avec les deux degrés. C’est là, quelque chose de très puissant. Aujourd’hui, l’assureur mondial qui a pris les engagements les plus clairs, c’est Allianz, assureur allemand. Et donc, je pense que c’est de nature à faire bouger les lignes.

Dans cette perspective, le volontarisme du président Emmanuel Macron est essentiel ? Par qui est-il suivi sur ce terrain ?

Le volontarisme du Président de la République est absolument fondamental. Il doit y avoir des leaders politiques qui se saisissent de ce sujet pour contrer toutes les forces opposées au changement. Maintenant, il ne faut pas que ce soit seulement le Président de la République, mais l’ensemble de l’appareil d’État français et notamment Bercy. Et je dois constater qu’autant Bercy était allant sous Michel Sapin sur ce sujet (il y avait un réel leadership, une appropriation, on a fait passer notamment l’article 173), autant je le constate et le regrette, c’est aujourd’hui beaucoup moins vrai. Il y a moins d’engagement politique du ministre actuel des Finances.

Propos recueillis par Christelle Marot

 


Premier bilan de l’article 173 de la loi LTECV

Plus d’un an après sa publication, la mise en œuvre de l’article 173 pour la LTECV est à la peine. Cet article, qui doit être révisé fin 2018, cible les investisseurs institutionnels français (sociétés d’assurance, de prévoyance, de retraite et de protection sociale), tenus de publier des informations sur la façon dont ils intègrent les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la gestion d’actifs et sur la façon dont ils gèrent leur risque climat. Seules les institutions les plus importantes, ayant plus de 500 millions d’euros de bilan consolidé, devant traiter les deux dimensions.

Or, deux rapports publiés fin 2017, l’un par WWF France, l’autre par Novethic, pointent le retard des investisseurs et des assureurs. Selon Novethic, qui a passé au crible une centaine d’investisseurs institutionnels, un tiers s’acquitte correctement de ses obligations, un tiers répond mollement aux exigences de la législation, un dernier tiers enfin est aux abonnés absents. Les investisseurs soulignent l’insuffisance des outils méthodologiques et sous traitent à des tiers (agences de notation et sociétés de gestion), en majorité, leurs reporting. « Ce qui limite d’autant l’impact de la législation, avant tout destinée à les inciter à assumer pleinement leur rôle de donneur d’ordre », note Novethic.

Le bilan reste toutefois « très favorable », estime Philippe Zaouati, directeur de Mirova. « Cet article 173 a enclenché une discussion sur le risque climat et le risque carbone entre les investisseurs et les sociétés de gestion, comme on n’en avait jamais vu auparavant (…) On voit bien que cela nous a permis de nous positionner au niveau international comme les mieux disant. Après, il faut travailler sur les méthodologies. Beaucoup existent pour mesure l’empreinte carbone. Il s’agit de les comparer, voir celles qui sont les plus pertinentes, ont permis de modifier l’allocation des actifs », indique-t-il.

Pour François Garreau, président de la Commission développement durable de la FFA, « il y a au niveau des assureurs, une vraie dynamique. Les deux tiers des assureurs intègrent déjà les critères ESG climat dans leur processus de décision d’investissement ». Mais de là à généraliser l’article 173 au niveau européen… « Notre antienne, c’est moins de réglementation et plus de régulation, martèle François Garreau. Une réglementation sur un sujet aussi complexe, mouvant, est tout simplement impossible. Nous allons par ailleurs nous donner des contraintes que n’auront pas forcément d’autres géographies. Ce qui risque de pénaliser les entreprises. En revanche, plus de régulation c’est fixer des trajectoires et mettre des moyens nécessaires, sur la recherche notamment, sur la formation, sur l’animation, l’interprétation des gouvernances dans les entreprises ».

C.M.


 

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