La taxonomie verte sur les rails
Enjeux
Le groupe d’experts techniques sur la finance durable a rendu en mars son rapport fournissant les premiers critères techniques de durabilité liés à l’atténuation du changement climatique. Ce rapport est désormais entre les mains de la Commission européenne, qui doit maintenant mettre au point les instruments juridiques ou actes délégués pour faire entrer en vigueur les critères fin 2021.
Après l’adoption par le Parlement européen en janvier dernier du règlement sur la taxonomie verte, fixant le cadre général, le chantier se poursuit pour parvenir à un référentiel européen unifié en matière de finance durable, qui permettra aux banques, aux assureurs, aux fonds d’investissement, aux fonds de pension, de proposer des produits financiers verts sur la base de critères écologiquement durables. La taxonomie, qui devrait entrer en vigueur fin 2021, est un levier pour atteindre l’objectif de neutralité carbone que s’est fixée l’Union européenne pour 2050 et qui permet aussi de répondre aux nouvelles obligations européennes de reporting ESG (règlement « disclosure » applicable en mars 2021) sur la publication d’informations relatives aux investissements durables et aux risques en matière de durabilité. La taxonomie permettra aussi aux entreprises, aux épargnants et aux ONG d’y voir plus clair concernant un marché évolutif et dynamique qui comprend notamment des green bonds, de l’épargne solidaire, des prêts verts, de l’investissement socialement responsable et de lutter contre le « greenwashing ». Le marché des obligations vertes émises en 2019, par exemple, a atteint 255 milliards de dollars et devrait grimper à 350-400 milliards de dollars en 2020, indique Climate Bonds Initiative.
Le règlement sur la taxonomie verte s’appuie initialement sur six objectifs environnementaux : l’atténuation du changement climatique ; l’adaptation à ce changement ; l’utilisation durable et la protection des ressources en eau et des ressources marines ; la transition vers une économie circulaire et la prévention et le recyclage des déchets ; la prévention et le contrôle de la pollution ; la protection et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes. Pour être considérées comme durables, les activités économiques doivent apporter une contribution substantielle à au moins l’un de ces six objectifs, ne causer aucun dommage significatif aux autres objectifs environnementaux, être conformes à des critères de sélection basés sur l’expertise scientifique, et respecter des garanties sociales et de gouvernance minimales.
Depuis le lancement des travaux sur la taxonomie en 2018, d’autres catégories considérées comme non durables se sont ajoutées : les activités soutenant la transition comme par exemple la production d’acier permettant de construire des éoliennes ainsi que les activités de transition pour lesquelles il n’existe pas de solution bas carbone économiquement viable aujourd’hui, comme le gaz. « Tous les produits financiers qui se veulent durables devront le prouver selon des critères européens stricts. L’accord inclut également un mandat clair pour que la Commission commence à travailler sur la définition des activités nuisibles à l’environnement à un stade ultérieur », a commenté fin décembre 2019 le rapporteur de la commission des affaires économiques, Bas Eickhout.
Le nucléaire en débat
« Maintenant, ce qui est en jeu, c’est la définition de ce qu’est une activité durable et de ce qu’est une activité soutenant la transition, ce qui correspond à deux critères fin 2020 : l’atténuation au changement climatique et l’adaptation au changement climatique. Les quatre autres critères, à savoir l’utilisation durable des ressources et la protection des ressources hydrologiques, la transition vers une économie circulaire, la prévention et le contrôle des pollutions, ainsi que la protection des écosystèmes seront définis, eux, à partir de 2021. Lorsque l’on aura défini tous ces critères on aura une taxonomie complète », indique Nicolas Berghmans, chercheur en politiques climatiques et énergétiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). « Ces critères en soi ne posent pas de difficultés, mais c’est la combinaison de ces critères qui amènent à des positions contrastées, sur les cas du nucléaire et du gaz par exemple. Le nucléaire qui n’émet pas ou peu de CO2 est défendu par la France, mais d’autres pays comme l’Allemagne, l’Autriche ou le Luxembourg sont très opposés à son inclusion en raison de la problématique de la gestion des déchets nucléaires », ajoute Nicolas Berghmans.
Le nucléaire justement. Dans son troisième et dernier rapport rendu le 9 mars dernier, le Groupe d’Experts Techniques (TEG) sur la finance durable, mandaté par la Commission européenne fin 2018, fournit des critères techniques de durabilité pour 70 secteurs d’activité représentant 93 % des émissions de CO2 européennes. A l’exception du nucléaire sur lequel le TEG indique son incapacité à trancher, en raison « des dommages potentiels importants sur la gestion des déchets, la biodiversité, les systèmes d’eau et la pollution », et s’en remettant à la décision d’un groupe qui disposera d’une expertise plus approfondie et in fine à une décision politique de la Commission européenne. Pour le reste, les activités retenues par le TEG, pouvant contribuer de façon significative à l’atténuation du changement climatique, appartiennent au secteur agricole, à l’industrie, à la production d’énergie, au secteur de l’eau, du transport, du bâtiment et de l’informatique. Parmi ces activités, on trouve par exemple la gestion et la conservation des forêts, l’élevage, la production de ciment, d’aluminium, de fer et d’acier, la production d’engrais, la production d’électricité issue des énergies renouvelables, du gaz, de la biomasse, les systèmes de refroidissement, le traitement des eaux, les transports urbains, le fret, la rénovation et la construction de nouveaux bâtiments, etc. Ce rapport est désormais entre les mains de la Commission européenne, qui doit maintenant mettre au point les instruments juridiques ou actes délégués pour faire entrer en vigueur les critères de la taxonomie. « La taxonomie s’améliorerait si on peut la relier à tous les objectifs de développement durable et pas seulement le climat. Aux aspects sociaux notamment. La prise en compte des aspects sociaux est prévue ultérieurement par la Commission, mais on ne pourra pas avoir cinq documents différents, il faudra enrichir la taxonomie des autres éléments des objectifs de développement durable de l’ONU. Car tout est lié. On ne peut pas traiter le climat, le social ou d’autres objectifs en silos, surtout lorsque l’on se positionne sur des phénomènes de transition énergétique ou écologiques », indique Thierry Déau, président de l’initiative Finance for Tomorrow et président directeur général du fonds d’investissement Meridiam, spécialisé dans les infrastructures durables. « Une autre faiblesse à mon sens est la prise en compte insuffisante des aspects de transition. Nous sommes sur des seuils relativement élevés et je suis d’accord avec l’objectif afin d’éviter le greenwashing. Mais on ne passe pas du jour au lendemain du fioul lourd à l’énergie renouvelable. Aujourd’hui, la taxonomie s’applique à l’Europe. Mais quid des investissements que l’on fait dans les pays émergents où l’aspect transition est plus fort ? Souvent ces pays recourent au fioul lourd. Alors quand ils ont du gaz, il y a du mieux, et on peut difficilement leur expliquer qu’ils ne peuvent pas y recourir», pointe Thierry Déau.
Quelles conséquences pour les entreprises ?
« Les entreprises qui ont déjà des obligations de reporting extra-financier, comptant plus de 500 salariés et un chiffre d’affaires de plus de 100 millions d’euros, devront être capables de définir quelle proportion de leur activité est compatible avec la taxonomie sur les activités durables », souligne Nicolas Berghmans, chercheur à l’Iddri. Pour les entreprises plus globalement, l’enjeu sera de parvenir à collecter suffisamment de données pertinentes pour parvenir à justifier la compatibilité de leur activité avec la taxonomie. Trois typologies d’informations nécessaires ont été identifiées par le TEG : la ventilation du chiffre d’affaires pour chaque activité compatible avec la taxonomie ; la performance vis à vis des critères techniques ; les données sur la politique sociale de l’entreprise. Pour le cabinet de conseil en management et intelligence artificielle Sia Partners, les entreprises vont devoir faire face à des changements matériels et organisationnels afin de répondre à la pression des investisseurs, concernant notamment la modification de leur système d’information afin de collecter les données, concernant l’appui et le conseil de spécialistes pour garantir que l’activité ou le produit respecte bien les critères de la taxonomie ou la formation d’équipes dédiées. D’autant plus que la liste des critères techniques définis pour chaque activité listée dans la taxonomie sera révisée régulièrement.