La finance durable suisse bousculée par l’Europe

Enjeux
Le plan d’action européen pour une finance durable, avec sa taxonomie verte et ses nouvelles obligations de reporting climat, chahute l’industrie financière suisse, contrainte de se réinventer dix ans après la fin du secret bancaire. La finance durable suisse, forte d’une expertise historique, a une place à prendre.
Depuis deux ans, la finance durable en Suisse connaît une croissance remarquable ; l’industrie financière suisse se met au diapason, cherche sa raison d’être sur un marché hyper globalisé, bousculée par la fin du secret bancaire il y a dix ans et plus récemment par la dynamique européenne en faveur de la finance durable, avec l’adoption d’une taxonomie verte et les nouvelles obligations européennes de reporting ESG sur la publication d’informations relatives aux investissements durables et aux risques en matière de durabilité (applicable en mars 2021).
Une question stratégique, de compétitivité et de survie, pour une industrie qui s’exporte largement dans les États membres de l’Union. Les banques suisses sont en effet très actives en France, en Allemagne et dans les Pays nordiques, et très concernées par la législation européenne. La Suisse gère par ailleurs 10% des actifs titrisés mondiaux.
D’après le rapport sur l’investissement durable en Suisse 2020, publié par la plate-forme Swiss Sustainable Finance (SSF) et l’Université de Zurich, le montant des capitaux gérés en Suisse selon les principes de l’investissement durable s’est élevé à 1 163 milliards de francs suisses CHF (1078 milliards d’euros) en 2019, soit environ un tiers des actifs gérés dans le pays. Un chiffre en hausse de 62% sur un an et multiplié par trois en deux ans. La part des fonds de placement en finance durable, notamment, qui était de 18% en 2018 est passé à plus de 38% en 2019, avec un montant de 470,7 milliards CHF.
A noter que près de 79% du volume total de l’investissement durable provient de clients institutionnels, contre 21% de particuliers. A titre de comparaison, les encours de l’investissement responsable en France ont atteint 1 860 milliards d’euros gérés à fin 2019, selon l’Association française de gestion.
En 2019, les volumes de l’investissement durable en Suisse ont augmenté dans toutes les approches d’investissement. L’intégration de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans la gestion d’actifs figure en première place, devant l’approche des critères d’exclusion (qui placent en tête armes, tabac, corruption et charbon), suivie et c’est nouveau par celle du dialogue actionnarial.
Pour les investisseurs, les critères ESG « très importants » portent d’abord sur le reporting et la gestion du risque climatique, sur la gouvernance ainsi que sur la dégradation et les controverses environnementales. « Le débat sur le changement climatique reste l’un des grands sujets de l’investissement durable en Suisse, tandis que l’Union européenne renforce considérablement ses exigences de reporting en réaction à un constat de manque de transparence des produits financiers », souligne le rapport. Depuis 2018, l’accord sur l’échange automatique de renseignements financiers et données et bancaires entre la Suisse et l’UE est par ailleurs entré en vigueur.
Historiquement, la Suisse a été pionnière dans les années 1990 en matière de finance durable en Europe. La Suisse avait de l’avance, « mais les caisses de pension n’ont pas suivi », indique Jean Laville, directeur adjoint de Swiss Sustainable Finance (SSF), plate-forme qui promeut la finance durable en Suisse avec 166 membres, fournisseurs de services financiers, investisseurs, partenaires académiques et publics. En Suisse, les quelque 2000 caisses de pension privées gèrent aujourd’hui près de 910 milliards de francs suisses (844 milliards d’euros), soit l’équivalent de 133% du PIB national, formant ainsi le premier et le plus puissant groupe d’investisseurs du pays, ce qui les place en position de force pour influencer et orienter les entreprises dans lesquelles elles placent leurs fonds.
Acteurs financiers et administration fédérale
Tirée d’abord par des acteurs financiers traditionnels et aujourd’hui par les instances politiques, la finance durable suisse cherche sa place. « La grande différence avec les autres pays européens c’est que la finance durable en Suisse est essentiellement poussée par les acteurs financiers, par les acteurs sur le terrain. Jusqu’alors, il n’y a pas eu d’engouement ou de volonté politique de l’administration fédérale de mettre en place des conditions cadre pour favoriser l’alignement des flux financiers des acteurs financiers suisses. Tout se passe sur un mode volontariste, c’est donc moins standardisé. Le plan d’action de l’Union européenne a donné une impulsion nécessaire au débat suisse concernant les conditions cadres qui favorisent la finance durable. La Suisse voit qu’il y a désormais un véritable élan européen. Elle sait qu’elle doit avancer désormais, à défaut de voir son accès au marché européen menacé », indique Ivo Mugglin, expert finance durable au WWF Suisse.
Le 26 juin dernier, le Conseil fédéral a subitement annoncé qu’il voulait que la Suisse devienne un leader et un hub pour la finance durable, mais sans annoncer d’actions concrètes pour y parvenir. Il a certes publié des lignes directrices, mais qui restent vagues. Ces lignes mentionnent des « modifications réglementaires possibles » portant sur l’amélioration de la sécurité juridique touchant les obligations fiduciaires des prestataires financiers en lien avec la prise en compte des risques et des effets climatiques et environnementaux, portant aussi sur l’augmentation de la transparence et la lutte contre l’éco blanchiment ou encore sur la prise en compte correcte et systématique des risques financiers liés au climat.
Plus récemment, le 11 décembre dernier, le Conseil fédéral a donné son feu vert à l’élaboration d’une mise en œuvre contraignante de mesures relatives aux changements climatiques pour une place financière suisse durable, sur la base des travaux du Secrétariat d’État aux questions financières internationales (SFI). Ces mesures doivent indiquer la manière dont les entreprises prennent en compte les risques climatiques dans leur gouvernance, leur stratégie et leur gestion du risque. Le Conseil fédéral a en outre chargé le SFI de lui soumettre si nécessaire d’ici à l’automne 2021 des propositions de révision du droit des marchés financiers afin de prévenir le greenwashing. Des premières mesures saluées par l’association Swiss Sustainable Finance.
En Suisse, l’État joue un rôle subsidiaire et n’intervient qu’en dernier ressort, laissant aux acteurs privés le soin de contribuer eux-mêmes à un développement durable. Le capitalisme suisse reste très influencé par le libéralisme américain. Au regard de cela, les contraintes règlementaires et les exigences de reporting portant sur les institutions financières établies en Suisse seront vraisemblablement moindres qu’ailleurs dans l’Union européenne.

« Au niveau fédéral, on pourrait reprendre la taxonomie européenne, qui définit ce qu’est un actif durable ou pas, ainsi que son volet données analytiques, qui permet aux entreprises de faire du reporting. Le travail qui a été fait est remarquable et la Suisse ne va pas refaire une taxonomie qui lui serait propre ! Par contre, l’Europe en fait un pendant législatif avec des obligations, des labels… Et là, il est difficile d’anticiper ce que va faire la Suisse. Il y aura certainement des encouragements de la part du Conseil fédéral pour aller vers plus de transparence, mais je ne crois pas du tout à une législation contraignante. Le secteur bancaire traditionnel suisse n’en veut pas, les lobbys financiers qui plaident pour libéraliser davantage, qui sont en faveur de moins de taxes et de règlementations, restent très puissants pour contrecarrer des initiatives législatives qui iraient dans le sens de politiques plus contraignantes aux niveaux environnemental et social. Ce serait donc difficile pour le Conseil fédéral de passer outre », souligne Jean Laville, directeur adjoint de Swiss Sustainable Finance.
« Mais au niveau citoyen, une initiative populaire sur le climat pourrait faire bouger les lignes. On a vu les résultats encourageants, le 29 novembre dernier, de l’initiative populaire pour des « multinationales suisses responsables ». Celle-ci était soutenue par une large coalition et a été acceptée par une majorité de Suisses, même si le non l’a emporté dans une majorité de cantons », ajoute-t-il.
Parmi les acteurs les plus actifs aujourd’hui dans la finance durable en Suisse, on compte la Fondation Ethos, leader historique dans l’investissement socialement responsable, qui compte plus de 200 caisses de pension et fondations d’utilité publique, mais aussi Lombard Odier, la Banque Pictet qui gère un fonds sur l’eau, Symbiotics active dans la microfinance et la dette d’impact, ainsi que RobecoSam.
En mars dernier, la Fondation Ethos a notamment révisé ses critères pour exclure de ses investissements les sociétés qui réalisent plus de 5 % de leur chiffre d’affaires dans le gaz et le pétrole d’origine non conventionnelle (sables bitumineux, pétrole et gaz de schiste, forages arctiques), ainsi que les sociétés participant au transport de ces énergies. Lombard Odier a lancé en novembre dernier une stratégie capital naturel pour se positionner sur des entreprises cotées en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, qui valorisent la bioéconomie circulaire, le zéro déchets et la préservation de la nature.
En Suisse, comme dans l’Union européenne, la durabilité de certaines activités fait débat. Pas pour le nucléaire que les électeurs suisses ont décidé d’abandonner progressivement après un vote par référendum en 2017. Mais sur le gaz naturel en revanche, les discussions divergent au sein des banques et des assurances.