Universités : le match public-privé

L’Express

L’université publique marocaine est malade. Pour répondre aux besoins de l’économie, écoles et campus privés se multiplient.

C’est une dotation « historique » qui a été débloquée au début du mois d’octobre pour financer un « plan d’urgence » afin de réhabiliter les universités du royaume : pas moins de 12,6 milliards de dirhams, soit plus d’un milliard d’euros, sur 3 ans pour une quinzaine d’établissements et leurs 370 000 étudiants. Amélioration des bâtiments, multiplication des filières de formation, encadrement renforcé des étudiants, promotion des langues étrangères, formation des enseignements : les autorités affichent des objectifs ambitieux.

« Pour la période 2009-2012 le budget sera multiplié par 2,5. L’effort est considérable, souligne Abdelahfid Debbarh, secrétaire général du département de l’Enseignement supérieur au ministère de l’éducation nationale. Nous allons développer les formations professionnalisantes afin de répondre aux besoins de l’économie. Nous voulons qu’à l’horizon 2012 35% de nos étudiants soit inscrits en sciences et techniques au lieu de 24% actuellement ».

Deux ans après un rapport très critique du Conseil supérieur de l’enseignement (CSE), qui pointait la mauvaise qualité du système éducatif marocain, le traitement prescrit suffira t-il ?

Professeurs, étudiants, responsables politiques ou décideurs économiques, tous font le même constat : l’université publique marocaine est malade. Dans son modeste bureau de l’université Mohamed V de Rabat-Agdal, Mekki Zouaoui, enseignant-chercheur en sciences économiques ne mâche pas ses mots : « Un étudiant qui sort de l’université n’a pas les compétences promises par son diplôme. Pour qu’il devienne employable, il faut le reformater (…) Notre enseignement privilégie la scolastique et l’apprentissage par cœur sur le raisonnement. Du coup, nos étudiants sont incapables de penser par eux-mêmes. C’est un véritable gâchis. Et bien sûr, les principales victimes sont aussi les plus défavorisées socialement».

Cet échec s’explique en partie au moins par la « massification » relative de l’enseignement supérieur dans les années qui ont suivi l’indépendance, alors que le royaume n’avait pas les moyens d’une telle politique. Héritée du modèle français, l’enseignement supérieur marocain est quasiment gratuit. L’arabisation précipitée de l’enseignement primaire et secondaire dans les années 70 a achevé de déstabiliser le système éducatif. Les enseignants se sont peu à peu démobilisés. « On comprend mieux pourquoi l’université est malade quand on regarde, à contrario, ces îlots de compétence que sont nos grandes écoles d’ingénieurs et de commerce. Bâties sur le modèle français, elles sont sélectives, mais ouvertes à la mobilité sociale. Malheureusement, elles n’accueillent qu’un petit nombre d’étudiants. Et le paradoxe, c’est que nous accumulons les diplômés-chômeurs alors que les besoins de notre économie n’ont jamais été aussi importants »  souligne Abdelali Benamour, le fondateur de l’Institut des Hautes Etudes de Management -un groupe privé- aujourd’hui président du Conseil de la concurrence.

Dans un tel contexte, le « plan d’urgence » a été bien accueilli par les intéressés. Mais nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les conditions de sa mise en œuvre. « Aujourd’hui il y a un consensus autour de la réforme de l’enseignement.  En revanche, je ne suis pas sûr que les institutions universitaires aient la réactivité souhaitée » pointe Mekki Zouaoui. « La priorité, ajoute-t-il, c’est la formation des enseignants ; Dans dix ans, la moitié d’entre eux devra être remplacée. La relève se joue aujourd’hui, parmi nos étudiants ».

Intérêts catégoriels et conservatisme s’opposent à l’évolution, pourtant nécessaire, du statut de l’enseignant. De même, le débat sur la langue d’enseignement s’avère particulièrement délicat. « Il y a beaucoup de bonne volonté, mais elle se heurte aux intérêts acquis , déplore Abdelali Benamour. Du coup, on risque de ne pas s’attaquer au cœur du problème, de ne réformer qu’à la périphérie. Alors qu’il faudrait se saisir de la question de la langue, remettre à plat l’organisation des universités, leur degré d’autonomie, la question du financement et celle de la sélection ».

Face aux pesanteurs du système public, de plus en plus de familles marocaines orientent leurs enfants, quand elles en ont les moyens, vers l’enseignement supérieur privé. Un secteur en plein boom ces dernières années. « La privatisation de l’enseignement supérieur est un mouvement que l’on observe dans de nombreux pays émergents, principalement pour des raisons budgétaires, explique Jamil Salmi, qui coordonne à Washington les programmes d’aide à l’enseignement supérieur de la Banque mondiale. En outre, le privé est plus efficace parce qu’il est plus proche du monde de l’entreprise. Et les élèves qui paient sont plus motivés. L’autre intérêt du privé est qu’il est plus proche du monde des entreprises ». Un argument revendiqué par Abderrahmane Lahlou, fondateur et directeur de Mundiapolis, un nouveau campus privé construit dans la zone d’activités de Nouaceur, une technopole dédiée aux métiers de l’aéronautique et de l’automobile. « Le véritable client c’est l’entreprise. Cela fait une vraie différence d’être arrimé aux besoins de l’économie », martèle-t-il. A Mundiapolis, les formations et les filières tentent de répondre aux besoins de l’économie en mettant l’accent sur les filières privilégiées par les plans nationaux de développement industriel : informatique, télécommunications, offshoring, électronique embarquée, management, marketing, finance, comptabilité… L’établissement s’efforce aussi d’établir des conventions de partenariat avec des entreprises susceptibles d’offrir des stages à ses étudiants ou de participer au développement de programmes de recherche. Aberrahamane Lahlou en est convaincu : « Bientôt, les investisseurs étrangers ne choisiront plus le Maroc pour sa main d’œuvre bon marché et sous-qualifiée, ni pour le prix des terrains. La vraie compétitivité se jouera sur la formation de ses cadres ». Mundiapolis a accueilli ses premiers étudiants fin septembre. A terme le campus devrait pouvoir accueillir 3 500 étudiants – ils sont 1 600 aujourd’hui- dont de nombreux jeunes originaires d’Afrique. Le projet a coûté 150 millions de dirhams, soit 9, 4 millions d’euros. Les frais de scolarité sont compris entre 50 000 et 58 000 dirhams par an (entre 4 500 et 5 000 euros par an) pour un master validé par une université étrangère. Le campus qui offre peu de bourses a conclu un accord avec la société de financement Acred pour accorder des prêts aux étudiants. Comme aux Etats-Unis ou au Canada, le remboursement des études s’effectue avec les premiers salaires.

Une « école du makhzen » ?

Pragmatisme, enseignement en prise directe avec le monde du travail : ces atouts sont également revendiqués par l’Ecole de gouvernance et d’économie (EGE), qui vient d’ouvrir ses portes à Rabat avec une première promotion d’une quarantaine d’étudiants. Parrainée par Sciences Po Paris, l’EGE a pour objectif de renouveler les élites intellectuelles du royaume afin d’accompagner le développement économique tout en encourageant la diversité sociale. « Déjà 30% de nos étudiants sont boursiers », souligne Marie Claude Azzouzi, la directrice. Le coût de la scolarité est de 65 000 dirhams par an, près de 6 000 euros. Axée sur les sciences humaines et sociales, l’EGE propose trois masters : affaires publiques ; financements internationaux de projets dans les pays émergents ; stratégies territoriales et urbaines.

Qualifiée par la presse locale « d’école du makhzen » (l’entourage royal), l’EGE, qui aura coûté 80 millions de dirhams, (un peu plus de 7 millions d’euros) est portée par la Fondation pour l’enseignement des sciences économiques, politiques et sociales. Parmi ses membres : Faïçal Laraïchi, président de la Société Nationale de Radio-Télévision (SNRT), Mustapha Bakkoury ex-président de la  Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), Mostapha Terrab, directeur de l’Office Chérifien des Phosphates (OCP). Budget annuel de l’Ecole : 50 millions de dirhams (4, 5 millions d’euros), alimenté par les frais de scolarité, la formation continue et surtout le mécénat d’entreprises. Parmi les généreux donateurs : Attijariwafa Bank, détenue par le holding royal ONA.

« Le problème du développement du privé au Maroc c’est l’absence de cadre réglementaire, relève toutefois le directeur de Mundiapolis. Une loi existe depuis 2000, mais on attend toujours les décrets d’application. S’il n’y a pas de régulation, la qualité risque de baisser ».

Même sans cadre réglementaire, le développement du secteur privé semble inéluctable. Dans le sud, l’Institut supérieur d’informatique appliquée et de management (Isiam), fondé à l’initiative du groupe Mawarid, un consortium maroco-canadien de développement et d’éducation, prévoit d’ouvrir en 2010 un nouveau campus associé à la technopole d’Agadir. Dans la région du grand Casablanca, Miloud Chaâbi, président du holding familial Ynna a décidé de soutenir la création de l’Indiana State University of Morocco, succursale d’une université privée américaine. L’école d’informatique française  Supinfo International University prévoit de son coté l’ouverture de cinq nouveaux établissements au Maroc au cours des cinq prochaines années, afin d’accompagner le développement de l’offshoring (la délocalisation des services) dans le royaume. Après ceux de Casablanca, Rabat et Marrakech. Tandis que l’école marseillaise Euromed Management vient d’inaugurer une école sur le Campus universitaire privé de Marrakech CUPM, que Reims Management School propose au Maroc certains de ses programmes Master, l’école internationale de commerce de Rennes a décidé de s’implanter en 2010 à Rabat avec, à terme, un objectif d’un millier d’étudiants.  Les autorités, elles, souhaitent que l’enseignement supérieur privé puisse accueillir environ 20% des étudiants, au lieu de 7% actuellement. Une hiérarchie risque alors de s’établir qui verrait les grandes écoles d’Etat occuper le sommet de la pyramide avec les étudiants les plus brillants,  puis les universités privées, accessibles surtout aux jeunes issus des classes sociales les plus aisées, et l’université publique pour tous les autres.

Dans quelle langue enseigner ?

Les opérateurs économiques ne manquent pas une occasion de souligner l’incohérence du système marocain qui veut que les élèves soient scolarisés en arabe dans le primaire et le secondaire, puis en français dans le supérieur pour les filières scientifiques. Résultat : de nombreux étudiants qui redoutent un enseignement dans une langue qu’ils maîtrisent mal s’inscrivent dans les filières arabisantes des facultés de droit, d’économie et de lettres. Les filières des sciences sociales et humaines accueillent actuellement près de 70% des étudiants. « Nous avons un système à trois vitesses. Pour les nantis, il y a l’étranger ou les écoles privées. Eux parlent français et anglais. Ensuite, il y a les grandes écoles publiques marocaines qui forment correctement sur le plan technique, mais beaucoup moins bien pour ce qui est des langues. Enfin, la grande masse à l’université, en section arabe de droit ou d’économie, résume Abdelali Benamour, le fondateur de l’Institut des hautes études de management.  Ce sont ces derniers qui viendront grossir les rangs des diplômés-chômeurs. Car le monde de l’entreprise travaille en français. Même la fonction publique qui prend sur concours et qui officiellement utilise la langue arabe, travaille dans les faits en français »

Lui souhaite que le royaume se fixe pour objectif de parvenir à un véritable bilinguisme. « Mais là, ajoute-t-il, on se heurte au conservatisme ».

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