« Alimentation de demain » : ces entreprises africaines à la pointe d’un marché innovant

Jeune Afrique
De la Tunisie au Mali, à Madagascar et en Namibie, des insectes aux algues, un business novateur émerge en vue de répondre aux besoins de l’agriculture et des populations ; qui permet en prime de lutter contre le réchauffement climatique. Les investisseurs ont déjà bien assimilé les règles du jeu…
« Avec les insectes, on est quasiment en train de créer une nouvelle catégorie pour l’alimentation humaine et animale grâce à la recherche effectuée dans le monde ces dix dernières années. C’est brillant. C’est comme si un nouveau soja émergeait », s’enthousiasme Mohamed Gastli, co-fondateur et directeur exécutif de NextProtein, depuis son unité de production de Grombalia située à une quarantaine de kilomètres au sud de Tunis.
La deuxième levée de fonds, en mai dernier, de 11,2 millions d’euros auprès d’investisseurs européens et japonais, va permettre à la société tunisienne de tripler les surfaces consacrées à l’élevage de larves de mouches soldat noir et de multiplier par six la production de protéines d’insectes, destinée à l’alimentation animale, pour atteindre 3 000 tonnes d’ici la fin de l’année.
Au total, 90 % des fonds levés seront investis dans des équipements en Tunisie. L’élevage d’insectes à un stade industriel, dans une ferme verticale, nécessite de l’automatisation, des équipements pour réguler la température et l’humidité, renouveler l’air, des sécheurs, des broyeurs, des extracteurs, des convoyeurs.
Des solutions pour alimenter l’homme
Le marché est prometteur. Il va falloir nourrir une population mondiale en forte croissance qui devrait avoisiner les 10 milliards en 2050 (contre 7,5 milliards aujourd’hui), dont un quart vivra en Afrique sub-saharienne, et lui fournir des protéines durables et efficientes, au regard des nombreux enjeux climatiques et environnementaux qui pèsent sur les ressources en eau, la disponibilité des terres arables et le maintien de la biodiversité.
Les solutions alternatives se développent, à base d’algues et surtout d’insectes pour les plus avancées, afin d’alimenter l’homme directement ou indirectement, en nourrissant les élevages de volaille, de porcs et de poissons en particulier.
Selon une étude de la Rabobank néerlandaise, le marché mondial des protéines d’insectes destinées à l’alimentation animale devrait atteindre 500 000 tonnes d’ici à 2030 (dont 40 % pour l’aquaculture), contre 10 000 tonnes actuellement. L’aquaculture mondiale, absorbe aujourd’hui 6 à 7 millions de tonnes de farine de poisson par an, obtenue à partir de sardines, harengs, maquereaux, essentiellement pêchés en mer, ce qui épuise les ressources halieutiques.
« La mouche soldat noir est un insecte qui a un cycle de vie hallucinant. Elle mange de tout, des déchets verts, céréaliers, organiques, se reproduit et grossit très vite dans un espace très réduit », souligne le directeur de NextProtein. « Nutritionnellement, c’est un insecte très équilibré pour son apport en acides aminés, phosphore, calcium, omégas. Un insecte incroyable mais très compliqué à élever en raison de la densité. On est sur des millions voire des milliards d’individus tous les jours. Il faut maîtriser la densité, ne jamais dépasser cinq individus au centimètre carré, mais aussi l’humidité, la température », ajoute Mohamed Gastli.
Sur le plan environnemental, les performances de la mouche soldat noir donnent le tournis. Avec un élevage de mouches dans 100 m2, NextProtein assure produire la même quantité de protéines qu’avec un champ de soja de 100 hectares !
Sur le continent, ces élevages ont le vent en poupe
A plus de 4 000 kilomètres de là, dans la bande sahélienne déjà très touchée par le changement climatique, Sidiki Sow, entrepreneur franco-malien de 28 ans, s’est lui aussi lancé dans l’élevage à petite échelle de larves de mouches de soldat noir.
Sa start-up ProtERA Farms, à Bamako, fabrique des aliments complets pour volaille à base de maïs, de son de blé, de riz, de coquillages broyés, de tourteaux de soja et de farines d’insectes (4 %). Son usine entrée en service en 2020 comprend une unité de production et un entrepôt de stockage de 600 m2. Environ 335 000 euros ont été investis. ProtERA Farms produit et vend aujourd’hui 735 tonnes d’aliments complets volaille par an.
Au Mali, l’aviculture est un marché en pleine expansion. Pour nourrir leurs volailles, les éleveurs maliens s’approvisionnement généralement auprès de distributeurs d’aliments qui importent des tourteaux de soja du Brésil et d’Argentine essentiellement.
Une question de coût, mais une aberration au plan écologique. « Un kilo de farine d’insectes utilise 200 fois moins d’eau qu’un tourteau d’un kilo de soja, 10 000 fois moins de terres, zéro pesticides et engrais, dégage 2 000 fois moins de CO2. Les mouches soldat noir ne sont pas porteuses de maladies, au contraire : les larves purifient l’environnement en nettoyant les substrats de la plupart des bactéries et virus », indique Sidiki Sow, formé en agronomie et en agrobusiness au Canada.
Si le coût de la farine d’insectes produite localement reste plus élevé que le soja importé ou le maïs, son prix en revanche est stable, contrairement à celui des céréales et oléagineux importés qui explose aujourd’hui. Les cours de tourteau de soja sont au plus haut depuis 2014.
« La fluctuation des matières premières est l’une des choses les plus difficiles à gérer pour un éleveur dont les coûts de production sont à 70 % liés à l’aliment. Dans les années difficiles, comme ce que l’on vit actuellement, avoir un produit très concentré en protéines et dont le prix ne fluctue pas est bien plus intéressant. Sachant qu’en produisant l’insecte localement, on a 70 % de protéines pour un kilo d’aliments contre un maximum de 45 % de protéines sur un tourteau de soja », souligne le directeur de ProtERA Farms.
L’élevage de mouches soldat noir sur le continent a le vent en poupe. AgriProtein, l’un des précurseurs et leaders du marché mondial, a démarré la recherche et développement à Stellenbosch, en Afrique du Sud, il y a 12 ans, puis la production industrielle au Cap il y a 7 ans avec une unité de 9 000 m2, avant de se développer à l’international : aux États-Unis, à Singapour, en Belgique, au Royaume-Uni. La société dirigée par Jason Drew a levé près de 130 millions de dollars au total depuis son démarrage. Au Kenya, la start-up Ecodudu s’est lancée en 2019 sur le même créneau, tout comme BioBuu en Tanzanie.

Les fermiers de l’océan
Les insectes ne sont pas les seules solutions innovantes explorées pour nourrir les élevages et les hommes, tout en préservant l’environnement et en luttant contre le réchauffement climatique. Dans un tout autre registre, les algues dont l’exploitation en est à ses débuts révèlent des potentiels nutritifs, agricoles et environnementaux considérables.
En Namibie, au large des côtes de la petite ville portuaire de Lüderitz, la société néerlandaise Kelp Blue, devrait démarrer durant l’été, l’exploitation pilote de sa ferme de varechs géants, une fois obtenue sa licence de pêche. Un projet gigantesque et une première mondiale qui se déploierait, à partir de 2023 si les résultats sont concluants, sur 800 km2 en mer, pour un coût total de 60 millions de dollars financés par Climate Fund Managers et le fonds d’investissement namibien EOS Capital.
Le principe : des ancres lestées au fond de l’océan maintiennent une structure, sorte de tapis, immergée à 20 mètres de profondeur sur laquelle sera plantée de la macrocystis, ou varech géant, pouvant croître de 50 à 60 centimètres par jour. La macrocystis est l’un des végétaux qui pousse le plus vite sur terre.
Ici, les conditions climatiques sont optimales. Face au désert de Namibie, se trouve l’un des plus grands upwelling (remontée d’eau froide) du monde, qui alimente le courant de Benguela, riche en nutriments. Une zone incroyablement fertile à même d’alimenter et de permettre la culture d’algues géantes à grande échelle. L’idée est de récolter la canopée d’algues tous les trois mois.
Sur 800 hectares qui pourraient être consacrés à la culture du varech géant, Kelp Blue table sur une production de 100 000 à 200 000 tonnes d’algues fraiches par an, destinée au marché européen, mais aussi africain.

Algoculteurs à Lembongan, en Indonésie. Image d’illustration. © Alain Bachellier/Flickr/Licence CC
Appliquer des technologies nouvelles pour résoudre les problèmes
« Je crois que nous sommes au moment d’une crise environnementale et climatique grave où il faut appliquer des technologies nouvelles pour résoudre les problèmes dans le monde (…). Ce n’est pas la seule croissance du varech géant qui a un impact sur l’environnement, les produits qu’on en tire ont aussi chacun un impact très positif. Les biostimulants vont remplacer les engrais, pesticides et insecticides issus de la pétrochimie. Les textiles alternatifs vont remplacer le coton et les textiles également issus de la chimie. On va pouvoir substituer les algues au soja », souligne Daniel Hooft, le co-fondateur de Kelp Blue.
La future ferme écologique devrait absorber, a minima, autant de carbone que n’en émettent les forêts du Gabon, tout en stimulant la biodiversité marine.
« Quand on parle des algues, on parle d’un champ d’innovations infini et d’une variété d’organismes énormes », indique Vincent Doumeizel, conseiller principal sur les solutions basées sur l’océan au Pacte mondial des Nations unies et directeur programme alimentaire de la Lloyd’s Register Foundation. Les algues sont une source de nourriture colossale : 2 % des océans dédiés à la culture d’algues permettrait de fournir en protéines 12 milliards de personnes. Les algues ont également un potentiel immunitaire et bio stimulant pour les plantes. Elles ont une grande capacité de séquestration du carbone.
Il existe trois grands types d’algues au monde : vertes, rouges et brunes, dont les propriétés génétiques varient considérablement d’une espèce à l’autre. Le nombre total d’espèces d’algues varie, selon les estimations, de 30 000 à plusieurs millions. Environ 12 000 espèces sont cultivées à travers le monde.
« En Afrique, essentiellement australe, il y a un potentiel énorme sur les algues. Depuis trente ans, une filière des algues, importante, est développée en Tanzanie, principalement autour de Zanzibar et de Pemba, mise en place par Cargill et DuPont pour produire du texturant agroalimentaire. 25 000 personnes travaillent aujourd’hui dans les algues en Tanzanie et 200 000 personnes en vivent », relève Vincent Doumeizel.
Reste que cette filière s’est développée en misant sur deux espèces seulement d’algues rouges, la leukemia et le kappaphycus, sans souci de préserver la biodiversité, d’où une moindre résistance aux pathogènes aujourd’hui, accentuée par le réchauffement climatique. Une filière algues qui s’est développée aussi à Madagascar, avec des pratiques plus durables, portée par la société Ocean Farmers.
Le partage des savoirs s’accélère
Pour connaitre et exploiter pleinement le potentiel des algues, la recherche-développement et le partage des savoirs s’accélère depuis quelques années, poussés par les Nations unies, les gouvernements et l’industrie, afin de répondre aux défis environnementaux, alimentaires et de santé mondiaux.
Bonnes à manger (protéines, omégas 3, minéraux, vitamines B12), les algues employées dans l’agriculture ont des vertus immunitaires qui protègent les plantes et les rendent plus résistantes. C’est la démonstration que tente de faire depuis plusieurs années la société bretonne Olmix au Mali, au Sénégal et en Côte d’Ivoire.
« On a démontré la possibilité de cultiver en zone semi désertique avec des engrais à base d’algues bretonnes qui permettent de pallier le stress hydrique. Car les algues ont une faculté prononcée à identifier les périodes de sécheresse et à mettre la plante en rétraction. Nous travaillons en particulier sur le cacao », indique Hervé Balusson, président du groupe Olmix.
Les algues sont utilisées dans l’agriculture par les hommes depuis la préhistoire, comme amendements pour les sols. Elles ont un effet microbiote qui aide à régénérer les sols. « Nous sommes en train de les redécouvrir pour nourrir les hommes et les animaux », se réjouit Hervé Balusson.