Au Maroc, les femmes revendiquent leurs droits sur les terres
La Croix
Rkia Bellot et Mannana Shiseh © C.MAROT
Les Soulaliyates, les femmes des tribus berbères, dénoncent leur mise à l’écart du partage des terres collectives. Elles ne tirent aucun profit des projets immobiliers qui se multiplient, ou se font expulser dans des bidonvilles, alors que leurs frères s’enrichissent.
Foulard fleuri noué sur la nuque, Rkia Bellot s’attarde sur un chemin de terre, dans le soir rougissant. Elle est une Soulaliyate, une femme des terres collectives. Devant elle, les terres appartenant à sa tribu, El Haddada, s’étendent à perte de vue en périphérie de Kénitra, ville moyenne située au nord de Rabat.
Ici, comme dans de nombreuses régions du Maroc, la pression foncière est forte. Depuis une dizaine d’années, ces terres collectives régies par le droit coutumier berbère sont peu à peu cédées pour réaliser des projets immobiliers, touristiques et autoroutiers. Une manne qui se négocie à prix d’or et que se partagent les hommes, exclusivement.
Comme les autres femmes de sa tribu, Rkia a été évincée du partage, au nom de la tradition. « J’ai huit frères, ils ont bénéficié de toutes les opérations qui ont été faites au niveau d’El Haddada : distribution d’argent et de lots de terrains constructibles. Moi, je n’ai rien eu. Pas même un parfum pour me consoler. Rien du tout. Et ça leur a paru tout à fait normal », explique Rkia, des larmes dans la voix.
Dans certaines familles, les femmes des tribus ont été expulsées, obligées d’aller vivre dans des bidonvilles quand leurs frères achetaient de somptueuses villas. « Aujourd’hui, nous revendiquons que ces terres soient affectées aux seules femmes de la tribu El Haddada en dédommagement de toutes les injustices qu’elles ont subies ! » gronde Rkia, pointant les vastes étendues fertiles.
Le Maroc compte 4 600 tribus exploitant près de 15 millions d’hectares de terres collectives. Des terres dont les tribus berbères ont la jouissance, mais qui demeurent sous la tutelle du ministère de l’intérieur.
Depuis 2007, les Soulaliyates se battent au grand jour, pour que leurs droits soient reconnus. De lettres en sit-in de protestation, appuyées par l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), elles ont arraché quelques succès. Plusieurs circulaires ont été émises par le ministère de l’intérieur, afin que les nouabs, les chefs de tribus, inscrivent les femmes sur la liste des ayants droit du partage des terres.
Mannana Shiseh, 62 ans, de la tribu de Mehdia, fait partie de ces rares bénéficiaires. Après avoir obtenu 2 000 € d’indemnités, elle attend aujourd’hui un terrain constructible de 100 m . « Il y a eu quatre opérations de cession des terres. Les trois premières, les hommes ont partagé entre eux seulement. C’était tellement injuste (…) Alors on a écrit, on a manifesté », explique cette grand-mère, et mère de neuf enfants.
Dans sa petite maison de la banlieue de Kénitra, Mannana sert le thé à son frère, Hachmi Shiseh, qui l’écoute attentivement. Lui-même, père de six filles et deux garçons, a fini par se ranger à ses côtés. « Lorsqu’il s’agit de terres agricoles, elles doivent revenir aux hommes. Mais si les terres sont découpées en lots pour être vendues à des promoteurs immobiliers, alors oui, on doit partager le bénéfice avec les femmes (…). Je suis content que ma tribu, la tribu de Mehdia, soit la première au Maroc à avoir indemnisé les femmes », assure-t-il.
Au total, une dizaine de tribus, seulement, dans tout le Maroc, aurait commencé à indemniser réellement les femmes. Car sur le terrain, les habitudes ont la vie dure. Pour contourner les circulaires, qui restent floues, les chefs de tribus ont trouvé une astuce : augmenter artificiellement le nombre d’ayants droit masculins en inscrivant les garçons mineurs, de facto sous la tutelle des pères.
Pour les autorités marocaines, le dossier est sensible: les tribus représentent 9 millions de personnes. Un poids qui explique le peu d’empressement de l’État à faire appliquer les textes, soucieux de ne pas se mettre les hommes des tribus à dos.
Les droits fonciers des Marocaines
Les droits des femmes soulaliyates se heurtent à la complexité du système foncier marocain, hérité du droit coutumier et du protectorat français, mais aussi du droit successoral musulman. Selon le droit musulman de rite malékite appliqué au Maroc, les femmes héritent la moitié de la part d’un homme. Et ce, malgré la ratification par le Maroc de traités internationaux comme la Convention pour l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes.
Des associations marocaines plaident pour un héritage égalitaire, appelant à l’ ijtihad ou effort théologique pour une interprétation évolutive de certaines règles du Coran et de la Sunna (actes et traditions du Prophète).
Les terres collectives ont quant à elles un statut juridique hérité de l’histoire du pays. Le régime désigne les territoires des tribus berbères, transformés par la législation du protectorat français (toujours en vigueur) en propriétés inaliénables de collectivités ethniques, soumises à la tutelle de l’administration du ministère de l’intérieur.
Les terres collectives sont des terres agricoles, forêts ou terres de parcours dont les tribus ont la jouissance, mais pas la propriété privée. Les modes de gestion interne de la terre collective sont laissés à la discrétion de jemaâ (assemblées locales). Sur ces terres, la plupart des tribus font valoir un droit coutumier, préislamique.