Ces Espagnols qui ont choisi le Maroc
Le Point
Touchés par la crise, ils sont de plus en plus nombreux à traverser la Méditerranée.
Reportage. José Luis Vallecillos, 62 ans, met la dernière touche aux préparatifs. L’Art Patio, un établissement de nuit destiné à une clientèle chic et branchée, s’apprête à ouvrir à Souissi, le quartier des ambassades à Rabat. José Luis en sera le gérant. Il est fier de montrer les travaux d’architecture intérieure. « C’est du bon travail. Seuls les Espagnols savent faire des coffrages comme cela », s’amuse t-il. Avant de travailler dans l’hôtellerie au Maroc, José Luis était dans le bâtiment en Espagne. Mais c’était avant la crise économique. Avant que le secteur de la construction s’effondre et l’oblige à quitter son pays pour trouver du travail. « Quand la crise est arrivée, je me suis retrouvé sans rien, sans argent. Dans ma famille, tout le monde est parti. J’ai un frère au Qatar, l’autre au Pérou. Pour mes filles restées avec leur mère en Espagne, j’ai pensé que ce serait mieux de venir au Maroc pour continuer à les voir le plus souvent possible. Je fais les aller retour », raconte t-il. José Luis leur envoie 1 200 euros par mois environ et garde juste de quoi vivre, acheter la nourriture, payer le loyer et l’électricité.
Avec l’ouverture de l’Art Patio, il espère stabiliser sa situation et faire venir sa femme et les deux fillettes aujourd’hui âgées de 5 et 10 ans. « Je sais que je finirai ma vie ici. Je pense que l’Espagne mettra dix à quinze ans pour se relever de la crise. Et vu mon âge, qu’est ce que je vais faire là bas ? demande t-il. Mais ce n’est pas un problème, le Maroc et l’Espagne sont proches. Je m’intègre très bien ici. J’ai commencé à apprendre la darija (l’arabe dialectal), suffisamment pour me faire comprendre et que les gens m’acceptent ». La langue, l’intégration, ce n’est pas une préoccupation pour Juan Carlos Sevilla, 44 ans. Lui est installé à Tanger et a ouvert un restaurant sur le port. Originaire de Valence, l’homme était chef de chantier en Espagne. « A Tanger, il y a de nombreux étrangers. C’est ce qui m’a motivé pour venir. Beaucoup de gens parlent espagnol dans le nord, explique le restaurateur. Mes affaires marchent bien. Je ne sais pas si je rentrerai en Espagne un jour, je suis bien ici ».
Dans son bureau de conseil et d’expertise comptable à Rabat, les coups de téléphone se succèdent. Rachid El Atellah a monté K2 Consulting en 2008 avec un associé espagnol. « On reçoit chaque jour deux à trois demandes d’entrepreneurs espagnols qui cherchent des renseignements, souhaitent venir travailler au Maroc, dans la construction, l’agriculture, la pêche, les services, indique le responsable marocain. Quand j’avais 20 ans, je voulais quitter le Maroc pour travailler en Espagne. Aujourd’hui les choses se sont inversées. Je vais en Espagne pour les vacances et ce sont les Espagnols qui viennent chercher du travail au Maroc ! ». K2 Consulting compte plus de 300 entreprises espagnoles dans son portefeuille ; des sociétés installées sur tout le territoire marocain.
Tout n’est pourtant pas rose pour ces Espagnols venus tenter l’aventure. Près de 30% des petites entreprises suivies par K2 Consulting ces cinq dernières années ont fait faillite. « Les entrepreneurs espagnols qui arrivent au Maroc ne réalisent pas l’importance du montant des charges à payer, que ce soient les impôts, les droits de douane, les frais sur les transferts d’argent. Le retour à la réalité est dur », constate Rachid El Atellah. « Pour les marchés passés avec l’Etat, il y a toujours des retards de paiement. Les banques marocaines ne font pas crédit à moins d’être au Maroc depuis 36 mois. Pour venir monter une entreprise au Maroc, il faut de l’argent ! Beaucoup d’Espagnols viennent puis repartent au bout de quelques mois ».
Si les petites entreprises de construction marocaines s’inquiètent de cette nouvelle concurrence, dans l’ensemble, les Marocains observent l’arrivée de ces migrants d’un genre nouveau avec une certaine ironie. L’Histoire leur offre une revanche.
En Espagne, le taux de chômage touche un quart de la population active et plus d’un jeune sur deux âgé de moins de 25 ans. Selon l’Institut national des statistiques en Espagne (INE), près de 4 000 migrants espagnols auraient traversé le détroit pour venir s’établir au Maroc depuis la crise en 2008. Une goutte d’eau comparée aux flux massifs d’émigration enregistrés à destination de l’Equateur, du Royaume Uni, de la France ou de l’Allemagne. Officiellement, ils seraient 10 000 ressortissants espagnols enregistrés au Maroc. Des chiffres qui masquent mal la réalité de nombreux migrants en « situation irrégulière ». Des hommes et des femmes qui font la navette entre les deux pays grâce à leur visa touristique. Les autorités espagnoles s’inquiètent de l’image renvoyée par ces « travailleurs illégaux ».
Un pari sur l’avenir
Elena, une jolie brune d’une quarantaine d’années originaire d’Andalousie, flâne dans les rues de Tanger. Elle vit au Maroc depuis plusieurs mois et propose ses services comme guide à des touristes anglophones. D’autres de ses amis travaillent dans des hôtels du côté d’Asilah, petit village de pêcheurs sur l’Atlantique, à une quarantaine de kilomètres de Tanger. « On est parti à cause du manque d’argent. On a quitté l’Espagne sous la dictature de Franco. Là, c’est à cause de la crise. Ceux qui partent sont des gens bien formés, éduqués, lance Elena, amère. Ce n’est pas seulement une crise économique, c’est plus profond, c’est une crise des valeurs, du capitalisme ».
A la terrasse du Cinéma Rif, place du grand Socco, les Tangérois rêvassent devant un verre de thé à la menthe. Virginia Acebal, 28 ans, est au Maroc depuis à peine un mois, en « stage » à la cinémathèque, un lieu d’échange et de créativité. Malgré un master en communication culturelle et des études entre Madrid et Paris, la jeune femme galère depuis deux ans, de petits boulots en stages mal rémunérés. « J’ai travaillé à Barcelone pour 600 euros par mois, j’arrivais juste à payer le loyer et manger », explique t-elle. « Je suis en stage ici pour trois mois. Plutôt continuer à apprendre que rester à ne rien faire ». L’avenir ? Virginia ne sait pas : « La situation en Espagne est très grave. Dans ma promotion, très peu ont trouvé du travail. La grande majorité est au chômage. Le gouvernement espagnol fait n’importe quoi ! On est en colère. Ils ont volé de l’argent et après ils dépensent n’importe comment, ils coupent dans les dépenses sociales, de santé (…) J’aimerais vivre en Espagne, mais si je trouve quelque chose ici, pourquoi pas ».
Ancien technicien chez Telefónica, Juan Antonio a jeté l’éponge. Venu quelques mois à Rabat pour trouver du travail et apprendre le français, il a fini par rentrer chez lui en Espagne. « J’avais laissé mon fils derrière moi. Et surtout, je ne pouvais pas travailler au Maroc », explique t-il. Pour travailler légalement dans le royaume chérifien, les étrangers doivent faire viser leur contrat de travail par le ministère de l’Emploi, qui s’assure que « le profil est rare et recherché ». Au Maroc, le taux de chômage des jeunes est également un fléau, il touche 30% des 15-29 ans. Depuis quelques mois, le pays est lui aussi rattrapé par la crise. Sous tension, les autorités marocaines sont plus regardantes sur les conditions d’emploi des étrangers.