Face aux Etats-Unis, l’Europe affûte sa politique de défense commerciale
Enjeux
Après l’imposition de nouvelles taxes américaines sur l’acier et l’aluminium, et de sanctions à l’encontre de l’Iran, la réponse européenne ne s’est pas fait attendre. Une réponse qui se veut mesurée traduisant le souci d’éviter à tout prix une guerre commerciale. Sur l’Iran, la position européenne est plus délicate, tant les risques politiques occupent les esprits.
Face aux nouvelles taxes américaines sur l’acier et l’aluminium annoncées en mars dernier par le président Trump et entrées en vigueur début juin, l’Union européenne n’a pas perdu de temps pour contre-attaquer et imposer en retour des droits de rééquilibrage portant sur les importations américaines. Une position commune en trois volets, qui se veut ferme et mesurée, afin d’éviter toute escalade vers une guerre commerciale. Les dommages causés par les mesures protectionnistes américaines sont estimés à 6,4 milliards d’euros d’exportations européennes.
En retour, le 1er juin, la Commission européenne a lancé une procédure judiciaire contre les États-Unis pour violation des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle a adopté le 6 juin des droits de rééquilibrage sur des produits américains importés s’appliquant immédiatement et évalués à 2,8 milliards d’euros, du jamais vu auparavant. Le rééquilibrage restant sur les échanges évalué à 3,6 milliards d’euros se fera ultérieurement et dans trois ans au plus tôt en cas d’accord trouvé dans le cadre du règlement des différends de l’OMC. Enfin, l’Union européenne a déclenché une clause de sauvegarde en juillet pour protéger le marché européen des perturbations liées à un surplus d’importations d’acier de pays tiers ne trouvant plus de débouchés aux Etats-Unis. « Ces mesures ont été adoptées à l’unanimité à la grande surprise des Américains. La réponse a été ferme. En même temps, l’Union européenne a toujours maintenu la porte à une sortie de crise. Très clairement nous voulions éviter une guerre commerciale, comme ce qui se joue aujourd’hui dans des proportions ahurissantes entre les États-Unis et la Chine », souligne un conseiller de la Représentation en France de la Commission européenne.
Les droits de rééquilibrage sur des produits américains sensibles
Une position qui a payé à la faveur d’une conjonction d’événements. Les 2,8 milliards d’euros de droits de rééquilibrage, autorisés par les règles de l’OMC, visent l’acier, l’aluminium mais aussi des produits agricoles et industriels très sensibles aux Etats-Unis, économiquement et politiquement alors que les élections de mi-mandat se tiennent en novembre. Harley Davidson a annoncé qu’il serait obligé de produire en dehors des Etats-Unis et de délocaliser sa production pour servir le marché européen. Dans le même temps, le conflit entre Pékin et Washington s’est aggravé.
Cette conjonction de facteurs a conduit les Etats-Unis à infléchir leur position fin juillet à l’occasion de la visite à Washington de Jean-Claude Juncker et les pousse désormais à rechercher la coopération avec l’Europe. D’autant que la Chine reste la préoccupation fondamentale aujourd’hui dans le commerce mondial. « Si les États-Unis veulent obtenir des changements significatifs côté chinois, ils auront plus de capacité à les obtenir dans le cadre du système commercial multilatéral en négociant avec la Chine et avec leurs autres partenaires c’est à dire l’Union européenne, le Japon, le Canada… qu’à jouer le pur rapport de force. Et dans ces négociations, l’Europe a un rôle un peu pivot », indique le conseiller de la Représentation en France de la Commission européenne.
Activation de la loi de blocage et chambre de compensation en Iran
La politique de défense commerciale européenne est également éprouvée à l’égard de l’Iran depuis le retrait des États-Unis du Plan d’action global conjoint sur le nucléaire (JCPOA) et le rétablissement en août des sanctions qui menacent de rétorsion toute entreprise ou personne physique ayant des échanges avec Téhéran. En cas de violation, les entreprises risquent des poursuites devant les tribunaux américains et un gel de leurs avoirs. Avec l’Iran, la réponse est plus délicate à mettre en place. Aux enjeux économiques se mêlent d’intenses considérations politiques et de sécurité mondiale. Alors que la première série de sanctions contre l’Iran a pris effet en août, l’Union européenne a activé la loi de blocage, qui ouvre aux opérateurs européens le droit d’être indemnisés de tout dommage découlant des sanctions extraterritoriales américaines et annule les effets dans l’UE de toute décision de justice étrangère fondée sur ces sanctions.
La loi de blocage interdit également aux opérateurs européens de se conformer à ces sanctions à moins d’y être exceptionnellement autorisés par la Commission dans le cas où le non respect de celles-ci porterait gravement atteinte à leurs intérêts ou à ceux de l’Union. « Pour l’heure, la Commission a reçu 3 requêtes formelles d’entreprises en ce sens, mais nous sommes en contact avec de nombreuses autres sociétés de façon plus informelle », indique Maja Kocijancic, porte-parole de Federica Mogherini, Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité. Une mesure de défense commerciale sans portée pour les multinationales très exposées sur le marché américain. Air France, British Airways, Daimler, PSA, Renault n’ont pas attendu leur reste et ont annoncé leur retrait de l’Iran. Le géant pétrolier français Total, qui n’a pas obtenu d’exemption des sanctions américaines, a annoncé son désengagement du projet South Pars, considéré comme le plus grand gisement de gaz naturel au monde.
Mais la Commission n’entend pas en rester là. Outre l’activation de la loi de blocage, elle a élargi le mandat de prêt de la Banque européenne d’investissement (BEI) pour lui permettre d’investir en Iran. Et elle a annoncé il y a quelques semaines la création d’une entité légale pour faciliter les transactions financières légitimes avec l’Iran. Une sorte de chambre de compensation permettant aux entreprises de continuer à commercer avec l’Iran sans passer par le dollar et sans passer par des circuits financiers ou impliquant des banques ayant des intérêts aux Etats-Unis. L’idée est de se substituer aux banques pour les échanges avec l’Iran. « Ce système permettra aux compagnies européennes de continuer à commercer avec l’Iran conformément au droit européen et pourrait être ouvert à d’autres partenaires dans la monde », a expliqué Federica Mogherini dans une déclaration le 25 septembre.
Selon des sources européennes, ce véhicule dédié fonctionnera comme une bourse d’échanges ou un système de troc sophistiqué à partir de la vente de pétrole iranien. « Les entreprises qui peuvent être intéressées à utiliser ce véhicule sont plutôt celles qui n’ont pas d’exposition directe aux Etats-Unis, notamment les PME. En revanche, les entreprises qui ont une activité importante aux Etats-Unis peuvent difficilement continuer à commercer avec l’Iran si elles veulent se maintenir sur le marché américain. Là il est difficile de trouver une solution », indique une source diplomatique.
Retour du protectionnisme mondial
Depuis plusieurs années, l’Europe fourbit ses armes pour asseoir une politique de défense commerciale plus ferme et plus efficace vis à vis des États-Unis, mais aussi de la Chine, de l’Argentine, de l’Indonésie, de la Russie, etc. Les droits de rééquilibrage et l’activation de la loi de blocage s’ajoutent au renforcement fin 2017 de l’arsenal anti-dumping et anti-subventions, au projet de règlement sur le contrôle des investissements étrangers touchant des secteurs stratégiques approuvé en mai, aux nouvelles règles entrées en vigueur en juin destinées à raccourcir la durée des enquêtes précédant l’instauration de mesures provisoires ou à soutenir les entreprises et notamment les PME via un système d’alerte rapide.
Dans le dernier rapport sur les barrières au commerce et à l’investissement paru en juin, la Commission européenne confirme le retour inquiétant du protectionnisme mondial ces dernières années. Selon le rapport, la Russie campe la première place pour la mise en place de barrières au commerce, suivie de la Chine, de l’Indonésie, de l’Inde, du Brésil, de la Corée du Sud, de la Turquie et des États-Unis.